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Le gouvernement peut-il éteindre la colère des agriculteurs avec de l’essence ?


 

La fin de l’augmentation du prix du gazole agricole, annoncée ce 26 janvier par Gabriel Attal, ne semble pas suffire à mettre fin à la colère des agriculteurs. Les blocages continuent et les trois principaux syndicats appellent toujours à mener des actions. Personne ne semble pouvoir prédire quand et comment ce mouvement inédit pourrait s’arrêter.

 

C’est un numéro de communication magistral. Un Premier ministre qui glose sur l’agriculture depuis le fin fond du Comminges, le discours posé sur une botte de paille. Un Premier ministre qui se rend sur le blocage de l’A64 en compagnie de Jérôme Bayle, considéré depuis un peu plus d’une semaine comme le leader de la contestation, et qui obtient sa levée. Un Premier ministre qui se met en scène au chevet des agriculteurs et se permet des envolées lyriques : « il n’y a pas de pays sans paysan ». La chorégraphie déployée ce 26 janvier, et diffusée en direct sur les chaînes d’information en continue, est impeccable.

A n’en pas douter, l’opération Comminges est une réussite. Et en assurant le déblocage de la première autoroute bloquée par les agriculteurs, le 18 janvier, Gabriel Attal donne l’impression qu’il a traité le mal à la racine. Mais, gagner une bataille sur le front du sud ne garantit pas de remporter la guerre. Pendant ce temps, le mouvement s’est étendu.

 

Traînée de poudre

 

Ce 26 janvier, les agriculteurs se sont mobilisés dans 85 départements français, deux grandes autoroutes du sud de la France sont fermées sur près de 400 km, du « jamais vu », selon Vinci Autoroutes. Le fumier continue à être déversé devant les préfectures sous l’œil bienveillant des forces de l’ordre. Des actions plus violentes et isolées sont également menées. La mutualité sociale agricole (MSA) de Narbonne a été incendiée, rappelant l’explosion survenue à la Dreal de Carcassonne (dans le même département) quelques jours plus tôt. A Nîmes, un incendie a été déclaré au bureau des douanes dans la nuit de vendredi. Enfin, sur certaines autoroutes, des camions de marchandises alimentaires étrangères ont été ouverts, leur contenu détruit.

 

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Blocage de l’A9 à proximité de Montpellier le 26 janvier. Crédit : Ricardo Parreira*

 

Ainsi, alors que la mobilisation est au plus fort ce 26 janvier, le Premier ministre annonce la fin de la hausse du GNR (gazole non routier) et des « simplifications administratives » (parfois synonyme de régressions écologiques). Mais ces mesures ont beau être attendues par les agriculteurs, elles ne suffisent plus à éteindre la colère.

« Nous attendions des mesures structurelles avec un prix minimum garanti », estime la Confédération paysanne, troisième syndicat de la profession (20% des voix chez les exploitants agricoles lors des élections des chambres d’agriculture en 2019) et le seul classé à gauche dans un communiqué. « Il manque tout un volet de mesures sur la souveraineté alimentaire mais aussi sur l’aide à l’installation de nouveaux agriculteurs », juge Arnaud Gaillot, leader des Jeunes agriculteurs, interrogé sur le plateau de BFM TV. Les trois principaux syndicats de la profession annoncent qu’ils vont continuer leurs actions. Ce 27 janvier au matin, les Jeunes agriculteurs ont annoncé qu’ils allaient entamer un blocus des autoroutes menant à Paris la semaine prochaine.

 

Les syndicats ne veulent pas rater le train

 

Malgré leurs divergences, la FNSEA-JA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles et sa branche jeunesse, les Jeunes agriculteurs), la Confédération paysanne et la Coordination Rurale s’accordent pour dire que la mobilisation actuelle est particulièrement puissante et inédite. Il s’agit dès lors de ne pas laisser passer le train.

« Bien souvent, les actions d’agriculteurs menées par la FNSEA sont préparées avec les pouvoirs publics. L’accord a été conclu en amont, les adhérents mènent une action pour la forme, on signe et on rentre chez soi. Cette fois ça n’a rien à voir, la mobilisation a été lancée en dehors des syndicats et elle a trouvé un très fort écho. Le mal-être est profond dans la profession, 18% des agriculteurs vivent sous le seuil de pauvreté et cette mobilisation compte déjà deux morts. Avec tout ça il est difficile de faire rentrer les gens chez eux, la mobilisation n’est plus sous contrôle. Et le gouvernement n’est pas serein », analyse Carole Nugues, chargée de la communication pour la Confédération paysanne.

Son syndicat a rejoint le mouvement tardivement, le 24 janvier.

 

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Blocage de l’A9 à proximité de Montpellier le 26 janvier. Crédit : Ricardo Parreira*

 

De son côté, la FNSEA et les JA (55% aux élections à elles deux) se gardent bien de prononcer la fin d’un mouvement qui les bouscule depuis le début. Rappelons que le blocage de l’A64 a démarré après une manifestation, menée par la FNSEA à Toulouse le 16 janvier, jugée insuffisante par les participants, notamment par le fameux Jérôme Bayle. Le syndicat, présidé par Arnaud Rousseau agriculteur et président d’Avril, l’un des plus grands groupes agroalimentaires français (près de sept milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2021) est remué. Des divisions en interne se font sentir :  le 25 janvier, alors que le président des Jeunes agriculteurs expliquait que le blocage de Paris devait être un dernier recours, l’antenne départementale de la FNSEA Ile-de-France appelait à une mobilisation parisienne dès le lendemain.

Enfin, Dans son bastion du Lot-et-Garonne, la Coordination rurale, deuxième syndicat de la profession (21,54%), syndicat hétéroclite souvent classé à l’extrême droite, continue sa démonstration de force. La préfecture du département est sous le lisier.

 

Blocage syndical ou asyndical ?

 

Et c’est bien parce qu’elle est hétérogène et en partie organisée hors des syndicats qu’il est difficile de savoir quelle tournure va prendre la mobilisation des agriculteurs. Ainsi, les blocages d’autoroute ne se ressemblent pas. Leur couleur politique, leur composition sociale, leur intégration au territoire jouent sur leur longévité.

 

« Sur le blocage de l’A64, on ne trouve pas seulement des agriculteurs. Il y a des familles, des commerçants locaux, tout un monde rural qui vient en soutien. Il y a beaucoup de monde, 200 à 300 personnes, c’est très organisé, les gens se relaient, il faut cela pour tenir autant de temps. Jérôme Bayle est une personnalité respectée et connue dans le coin pour sa défense des petits agriculteurs mais le blocage est asyndical et apolitique. Si j’y suis reçu, c’est uniquement comme député du coin. Je n’y vais pas avec les couleurs de la France insoumise », raconte Christophe Bex, député (LFI) de la circonscription sur laquelle le blocage a eu lieu et qui s’y est rendu plusieurs fois.

 

Dans la Somme, où le mouvement a démarré le 24 janvier, les modalités de blocage n’ont rien à voir. Dans ce département, marqué par les grandes cultures (la surface des exploitations est de 94 hectares en moyenne contre 62 hectares nationalement), la FNSEA et les JA mènent la danse et rien ne dépasse. Ici, on parle de la fin du 4% jachère, et de la directive sur les nitrates. « On demande un cap au gouvernement. Dans l’agriculture, un retour sur investissement ne se fait pas en moins de 10 ans. On a besoin de savoir où on va pour savoir comment investir », explique Quentin Thibaut, secrétaire général adjoint des Jeunes agriculteurs de la Somme. Le blocage de l’A16 (près d’Amiens), négociés avec les autorités, est levé en fin de journée, vers 17h, et redémarre le lendemain matin. Une trentaine de tracteurs suffit. Aucun doute qu’un seul mot du syndicat majoritaire permet de faire lever un tel blocage.

 

Une diversité de situations

 

Des situations plus mixtes existent. Les manifestations appelées par les syndicats majoritaires peuvent aussi rencontrer un large succès chez les non adhérents. A Gueret, dans la Creuse, la FNSEA s’attendait à voir 70 tracteurs devant la préfecture. Il y en a eu 270. « C’est hallucinant, 270 tracteurs, c’est le signe que quelque chose va très mal, confie-t-elle. Ils font de l’agriculture de qualité ici, mais ils subissent la concurrence de sous-produits importés. Je sens le monde agricole en total burnout », confie la maire de la ville à Médiapart.

D’autres points de blocage ou lieux d’action sont tenus par d’autres syndicats, avec des revendications différentes. La Confédération paysanne revendique avant tout l’établissement de prix plancher capables de garantir aux agriculteurs qu’ils ne vendront pas leurs produits à perte et la sortie des traités de libre-échange. « Nous ne sommes pas en accord avec la FNSEA qui défend avant tout le maintien de la filière-agroalimentaire, quand bien même ses marges asphyxient les agriculteurs. Nous ne pensons pas non plus que l’allègement des normes tous azimuts soit une bonne chose. La plupart sont protectrices écologiquement », soutient Véronique Marchesseau, secrétaire générale de la Confédération paysanne.

Ses adhérents sont mobilisés dans un peu plus d’une dizaine de départements. A Draguignan, un millier de moutons ont envahi la ville sous des drapeaux de « la Conf ». Au sud de Rennes, ils ont occupé le rond-point de Ker Lann. Enfin des actions communes ont été organisées localement avec la CGT et Solidaires, dans la Vienne par exemple. Ces syndicats ont publié des communiqués de soutien au monde agricole.

Ainsi, pour mettre fin à la colère, le Premier ministre pourrait répondre à de nouvelles revendications. Mais lesquelles ? La FNSEA a remis au gouvernement une liste de 120 revendications dont 20 prioritaires. Face à la diversité des revendications et des situation locales, Gabriel Attal a déjà fait le choix de renvoyer les agriculteurs à des négociations locales avec les préfectures. Mais après 10 jours de mobilisation, il est possible que cette stratégie ne suffise pas. En attendant, le pays a les yeux rivés sur un conflit social qui oppose une profession qui dispose d’un fort capital sympathie dans l’opinion et un gouvernement qui n’a cessé de mater les oppositions depuis ses débuts. Bien souvent par la force.

 

 

 

 

*Notre collègue Ricardo Parreira, qui a pris les photos de cet article, s’est fait menacer lors de son reportage par les militants d’un groupuscule d’extrême droite, en marge de la mobilisation des agriculteurs à Montpellier. Nous lui adressons tout notre soutien. De telles attaques doivent cesser.