La ville de Paris a voulu aller plus loin que la loi Sapin 2 de 2016 sur la transparence, la lutte contre la corruption et la modernisation de la vie économique. Depuis janvier 2018, les élus de l’exécutif de la ville, la maire, ses adjoints, ses directeurs et chefs de cabinet, ainsi que les maires d’arrondissement, doivent publier leurs rendez-vous avec les « représentants d’intérêts », via une application accessible en ligne par tous les citoyens. Est-ce suffisant pour comprendre les mécanismes d’influence ? Pas sûr.
La question des lobbies se pose de plus en plus, notamment après les déclarations de Nicolas Hulot lors de sa démission surprise le 28 août dernier. Le lobbying, souvent jugé « utile » par les élus, est ainsi défini dans le rapport annuel de Transparency International 2009 : « Le lobbying fournit des informations utiles et des points de vue aux élus et responsables publics. Il ne s’agit pas d’une activité problématique sur le plan moral, mais d’un élément important du débat démocratique et du processus de prise de décision ».
Il est cependant difficile à encadrer. Il repose en effet sur l’asymétrie entre intérêts concentrés (ceux des grandes entreprises) et intérêts diffus (ceux des citoyens), rendant la bataille inégale par nature. C’est ce qui explique aussi que les spécialistes du lobbying affectionnent particulièrement les grosses machines complexes comme l’Union européenne. Néanmoins, les lobbies sont partout : auprès du Gouvernement, aux portes de toutes les instances internationales et nationales. La Mairie de Paris n’y échappe pas, pas plus que le Conseil Constitutionnel, comme le révèle un article de Marianne du mois d’août 2018. Le cas particulier de la Mairie de Paris permet d’ailleurs de se faire une bonne idée du phénomène.
L’exposition d’Anne Hidalgo aux lobbies
« Les lobbies automobiles, les lobbies du diesel […] sont venus me menacer dans mon bureau, pour me dire : “Si vous n’arrêtez pas avec cette politique de lutte contre la pollution, on vous fera battre aux élections” », a confié Anne Hidalgo en réaction à la parution de Notre Drame de Paris, le brûlot à charge contre la maire de Paris, écrit par Nadia Le Brun et Airy Routier.. Un lobby, en effet, n’est que rarement un soutien. Dans bien des cas, les lobbies s’inscrivent même parmi les premiers opposants, qu’il s’agisse de faire changer une loi passée ou d’empêcher la promulgation d’une nouvelle, parce que contraire à leurs intérêts.
À Paris, les lobbies de l’automobile s’inscrivent clairement dans la catégorie des opposants, même si cela paraît de moins en moins clair, tout le monde ayant à gagner in fine à trouver un terrain d’entente. Il semble ainsi que la maire de Paris se soit un peu rabibochée avec ces lobbies. Pour preuve, en octobre dernier, sa visite remarquée au Mondial de l’Auto, émaillée de discussions sur les stands de Renault et Peugeot ou de selfies souriants avec Pierre Chasseray, représentant de l’association 40 millions d’automobilistes qui faisait figure d’opposant irréductible à la politique « anti-voitures » d’Anne Hidalgo. Un signe d’apaisement en préambule de la campagne des élections municipales ?
Il est étonnant aussi de voir comment la municipalité est capable de soutenir certains partenaires privés jusqu’au bout, parfois en pure perte. Ce fut le cas récemment avec JC Decaux, jusqu’à une défaite en rase campagne devant le Conseil d’État en février 2018. Ce dernier confirmant l’annulation du marché de l’affichage publicitaire conclu entre la mairie de paris et Somupi, une filiale de JC Decaux, pour « non-respect par la municipalité des règles de publicité et de mise en concurrence pour la conclusion d’une concession de service public ». Résultat : 1 630 panneaux publicitaires à démonter.
Et que penser des entreprises qui semblent avoir table ouverte à la Mairie de Paris ? Prenons l’exemple d’Unibail, l’entreprise dirigée par Guillaume Poitrinal jusqu’en 2013. Le Canard enchaîné surnomme son patron « le promoteur préféré de la Mairie de Paris » dans un article incendiaire révélant le gouffre financier de la rénovation du Forum des Halles pointé par la Chambre régionale des comptes. Une affaire qui atteste de pratiques financières pour le moins litigieuses en marge d’une cession de la quasi-totalité des Halles en propriété au groupe. Ce promoteur apparaît d’ailleurs bien dans la liste de la Haute Autorité sous la dénomination Unibail Management et, à ce titre, les rendez-vous avec les élus parisiens sont à publier.
Mais au-delà d’Unibail, c’est surtout la personne même de Guillaume Poitrinal qui semble avoir ses entrées auprès de la Mairie de Paris. Aujourd’hui, l’intéressé n’est plus lié directement à Unibail, mais à Woodeum, une société de promotion spécialisée en construction à ossature en bois, qu’il a créée en 2013. Si cette société n’apparaît pas dans la liste des représentants d’intérêts inscrits au registre de la Haute Autorité, elle est bien citée dans le registre de la mairie de Paris. Celui-ci nous apprend par exemple qu’un rendez-vous a eu lieu le 10 juillet 2018 entre Anne Hidalgo, Guillaume Poitrinal et son associé Philippe Zivkovic, ex-président de BNP Paribas Real Estate, dont Woodeum construit actuellement le futur siège social à Nanterre dans le prolongement du parvis de La Défense.
Par ailleurs, depuis juin 2018, la Mairie de Paris offre des aides pour la construction de logements sociaux en bois labellisés BBCA, un label créé par la encore par Guillaume Poitrinal, et dont il est l’un des premiers bénéficiaires. Outre ses responsabilités de promoteur immobilier, la présence de Guillaume Poitrinal au Conseil stratégique de la ville de Paris ainsi qu’à celui de la région Île-de-France atteste donc d’une chose certaine : l’individu sait se placer et se rendre incontournable. En témoigne également sa dernière participation, le 26 octobre dernier, à une « réunion de travail » avec Jean-Louis Missika, adjoint au maire de Paris en charge de l’urbanisme.
Un premier pas vers la transparence
Consultables en ligne depuis le début de l’année 2018, ces registres sont tout de même bien à mettre au crédit de l’équipe d’Anne Hidalgo. Pionnière dans ce domaine, la Ville a en effet mis en place un outil innovant pour faire montre de transparence : les rendez-vous de l’exécutif parisien avec des « représentants d’intérêts » sont désormais publiés en ligne. Cette publication concerne la maire de Paris, ses adjoints, ainsi que les conseillers délégués et les maires d’arrondissements. Certes, il peut s’avérer difficile pour les élus de trier dans leur agenda les rendez-vous devant être déclarés. Cependant, en cas de doute, ils peuvent saisir la commission de déontologie, créée en 2015 par la Mairie pour examiner les déclarations de patrimoine des élus parisiens, qui voit ses compétences élargies aux conflits d’intérêts.
Un bémol cependant. Il n’y a pas de sanction en cas de manquement. Ce que regrette le maire du IIe arrondissement, Jacques Boutault interrogé par France Inter l’an dernier : « C’est un premier pas vers la transparence. Cela évite d’être soupçonné de prendre des décisions en fonction des conflits d’intérêts et des pressions dont on pourrait faire l’objet ». Mais le dispositif repose essentiellement sur une publication volontaire des rendez-vous avec les « représentants d’intérêts », sans pour autant indiquer l’objet du rendez-vous ni les positions défendues. Cependant, cela va malgré tout au-delà de la loi dite Sapin 2 de 2016 obligeant les lobbies à déclarer leur activité à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique. « Cette disposition du Conseil de Paris aura peut-être l’avantage de voir les maires refuser de rencontrer des lobbyistes non inscrits au répertoire numérique de la Haute Autorité », suggère Jacques Boutault. Il touche là une zone grise, celle liée à la difficulté de cerner le concept de « représentant d’intérêts ». Mais au-delà, ce système étant purement déclaratif, il contient en lui-même ses propres limites.
Lucie Belle-Martin, militante associative à Paris
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