Le débat public s’agite de nouveau autour des OQTF (obligation de quitter le territoire français) après l’attentat de Mulhouse. Une fois encore, les déclarations gouvernementales font de ces quatre lettres un amalgame entre délinquance et immigration. Mais être sous OQTF, qu’est-ce que ça veut dire vraiment ? Comment le battage politique et médiatique est vécu par les personnes concernées ? Quatre d’entre elles témoignent.
« Une fois de plus, ce sont les désordres migratoires qui sont aussi à l’origine de cet acte terroriste », a martelé le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau sur TF1, le soir de l’attentat de Mulhouse, perpétré le samedi 22 février. Un Algérien sous le coup d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF), au « profil schizophrène » et fiché pour prévention du terrorisme, a tué une personne, Lino Sousa Loureiro, et blessé plusieurs autres. « Il faut changer le droit », a soutenu le ministre de l’Intérieur. « Pour ces individus très dangereux […] je pense qu’il faudrait une rétention. Des peines de sûreté. Pour les maintenir, tant qu’on ne peut pas les renvoyer, en centre de rétention », a poursuivi Bruno Retailleau.
L’enfermement dans un centre de rétention administrative de personnes que le pays d’origine refuse d’admettre sur son sol est inconstitutionnel – puisque sans laissez-passer consulaire, l’expulsion est impossible. « Il faut changer la loi », a rétorqué Sophie Primas, porte-parole du gouvernement, sur RTL le 24 février. Avant de s’en prendre au Conseil constitutionnel qui, « plusieurs fois, malgré nos propositions, dit qu’il faut laisser ces personnes en liberté ».
Ainsi s’installe un narratif : le gouvernement serait bloqué par l’état du droit actuel, et par les instances qui le garantissent. Ainsi s’installe surtout, dans le débat public, l’amalgame entre OQTF et délinquance, largement nourri par Bruno Retailleau à chaque crime impliquant une personne sous OQTF, et repris par la droite et l’extrême droite parlementaire.
« On nous colle une étiquette »
« Quand je vois les médias, c’est comme si on incitait les gens à diaboliser les personnes sous OQTF. On leur renvoie l’idée que ce sont forcément des délinquants, des criminels. Alors que pas du tout ! On ne peut pas cataloguer des gens comme ça ! » s’indigne Lyndie, jeune femme de 34 ans, placée sous OQTF en 2022 après un refus de sa demande de titre de séjour « vie privée et familiale ». « Évidemment qu’il y a des cas, comme partout. Mais une OQTF, ça ne définit pas une personne. Moi, par exemple, j’ai un casier judiciaire vierge. Tout ce qu’on voit et qu’on entend autour des OQTF, c’est frustrant. »
Lyndie est venue en région parisienne pour ses études, après son bac obtenu au Gabon. Comme ses sœurs et leur petit frère avant elle. Ses parents sont propriétaires en France. « J’ai fait mon master, obtenu mes diplômes, travaillé dans des jobs étudiants ici. Mon papa a fait ses soins sur le territoire français. Il est décédé à l’hôpital de Pontoise, en France », déroule Lyndie. L’une de ses sœurs s’est mariée et a obtenu la nationalité française. Les deux autres sont mères d’enfants français, car nés sur le territoire français.
Malgré cela, la préfecture a refusé le titre de séjour et délivré une OQTF à Lyndie. « Ils n’ont pas pris en compte mes études, le fait que je sois héritière donc propriétaire de la maison comme mes frères et sœurs, que je suis en règle depuis 2012… Que je n’ai plus d’attaches au Gabon et que toute ma vie est ici ! » s’attriste Lyndie. « On ne me donne pas ma place là où je me sens chez moi. »
« Ils n’ont aucun projet, à part s’acharner contre les immigrés »
Alors que l’idée d’un nouveau projet de loi immigration ne fait pas consensus pour Bruno Retailleau et le Premier ministre François Bayrou, le gouvernement continue d’agiter le débat public sur les OQTF. Une réunion du comité interministériel de contrôle de l’immigration a eu lieu mercredi 26 février sous l’égide du Premier ministre. Celui-ci a entre autres annoncé que serait présentée au gouvernement algérien « une liste « d’urgence » de personnes qui doivent pouvoir retourner dans leur pays et que nous considérons comme particulièrement sensibles », et lancé un audit interministériel sur la délivrance des visas.
Les OQTF sont désormais devenues l’alpha et l’oméga de la politique migratoire. Du moins, celle affichée au grand public. « On nous colle une étiquette », regrette Mamadou Dioulde Sow, jeune homme de 25 ans, co-auteur de l’ouvrage Né pour partir (Milan, 2023). « Il y a des drames causés par des personnes sous OQTF. Mais l’immense majorité sont des personnes de bonne volonté, intégrées, qui ont envie de rester en France. » Dans son parcours, lui aussi a connu deux OQTF, en 2018 et 2024. Chaque fois annulées par un tribunal, car jugées irrégulières.
Pour rappel, le nombre d’OQTF (près de 140 000 l’an dernier) a doublé en dix ans, tandis que le taux d’exécution a diminué de moitié. « On priorise ceux qui présentent des menaces de troubles à l’ordre public », avait soutenu Bruno Retailleau dans l’émission « Complément d’enquête » du 24 janvier. L’émission rappelait pourtant que seul 1,4 % des personnes sous OQTF avaient déjà été condamnées.
Côté judiciaire, les tribunaux administratifs déclarent illégales 20 % des OQTF qui leur sont présentées. C’est pourtant la politique du chiffre qui continue d’être encouragée au travers des circulaires successives de l’Intérieur, y compris la dernière, celle du 23 janvier 2025, adressée par Bruno Retailleau aux préfets.
« La délinquance, c’est eux qui la provoque »
« Les politiciens font ça pour ternir l’image des immigrés, pour gâcher la vie de ces personnes, sans les connaître. Ils n’ont aucun projet pour la France, à part s’acharner contre les immigrés. Pourtant, il y aurait beaucoup d’autres choses à faire », épingle Mamadou Dioulde Sow. « Ils utilisent ce mot, OQTF, pour récupérer des voix dans la population française. Les voix de ceux qui ne savent pas ce qu’est une OQTF et dans quelles circonstances c’est délivré. »
« J’ai posé la question à un policier : qu’est-ce qui motive la délivrance d’OQTF ? » se souvient Abdoul, membre du collectif auto-organisé de mineurs isolés de Tours (Indre-et-Loire), qui a organisé la semaine dernière une manifestation contre la circulaire Retailleau. « Le policier m’a dit : les OQTF, on les donne aux délinquants, aux étrangers qui font des bêtises, qui vendent de la drogue… Je lui ai répondu : et nous ? Moi je vais à l’école, je fais tout ce qu’il faut, tout ce que la France me demande, et j’ai une OQTF ! »
Et de citer l’exemple d’autres jeunes de son collectif, dont l’un d’eux était inscrit dans un centre de formation d’apprentis (CFA). Avec un patron qui l’a appuyé dans sa demande de titre de séjour. « Il s’est pris une OQTF. Il ne peut plus aller au CFA. Le patron l’a viré. Il reste là, comme ça. »
« Tout allait bien », jusqu’à l’OQTF
Depuis la loi du 26 janvier 2024, les OQTF ont une durée d’exécution de trois ans, contre un an auparavant. « Tu perds des années. Il faut être fort mentalement. Tu ne fais rien, tu ne peux pas avoir de boulot, de logement. En fait, la délinquance, c’est eux qui la provoquent », martèle Abdoul.
Mamadou Dioulde Sow témoigne aussi de cet état de détresse qui peut faire plonger. Sa première OQTF lui a été délivrée alors qu’il était encore à l’école et en alternance. Pourtant « tout allait bien ». Tant qu’il était mineur, Mamadou était pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance. Puis, l’OQTF, tombée à sa majorité, « a tout bloqué. Je me suis retrouvé à la rue », relate-t-il. Finis l’école, l’alternance, l’hébergement. « C’était un stress énorme. J’étais isolé, désespéré. Je ne voulais plus parler à personne. »
Lui dit que « c’est Dieu qui [l’a] sauvé » : « Il a fait que j’ai rencontré les bonnes personnes sur mon chemin. Grâce à elles, j’ai pu surmonter cette période. » Des bénévoles du Réseau éducation sans frontières (RESF) de Lyon l’accompagnent. Mais ces soutiens, tout le monde ne les a pas. Dès lors, « les OQTF poussent certaines personnes à tomber dans de mauvaises situations, à faire ce qu’elles n’auraient jamais souhaité faire », estime-t-il. « Il y en a qui sont déjà traumatisées par leur parcours, qui ont traversé la Méditerranée, se sont cachées dans des toilettes de trains, ont survécu à la rue, sont des rescapées… L’OQTF leur tombe dessus et tout repart de zéro. Cela coupe tout espoir. J’en connais plein qui ont commencé à fumer, à boire, et ça a dégénéré. »
OQTF : une plongée dans la précarité
Puisque l’OQTF bloque tous les droits sociaux, la précarité s’installe sur tous les plans. Alors qu’elle sortait d’études commerciales et de management, Lyndie s’est retrouvée à « faire du repassage chez des gens, de la garde d’enfants. C’est vraiment l’OQTF qui a fait que j’ai travaillé au noir. Je ne savais même pas que c’était possible. » Lyndie a pu compter sur l’aide de ses frères et sœurs et d’un petit ami. Heureusement, car, dit-elle, « j’étais mal payée, je pouvais à peine me nourrir, c’était vraiment pour m’acheter des choses essentielles comme des serviettes hygiéniques. Je n’imagine pas comment font des gens qui n’ont pas ces soutiens ou ne connaissent pas les rouages pour travailler au noir. »
Pour les plus vulnérables, l’OQTF est aussi synonyme de rupture dans le parcours de soin. Hawa Gakou, résidant dans les Hauts-de-Seine, a été placée sous OQTF après quinze ans de régularité sur le territoire français, dont sept avec un titre de séjour pour soins renouvelé jusque-là sans encombre. Reconnue handicapée à 80 %, en fauteuil roulant, isolée, sa situation (dont elle avait d’abord témoigné auprès du site Infomigrants anonymement) n’a fait qu’empirer depuis la réception de l’OQTF. Elle a perdu son allocation aux adultes handicapés, mais aussi son aide à domicile financée par le département.
Depuis, ses dettes s’accumulent. « J’ai trop de difficultés à payer mon loyer. À la mairie, on n’a pas pu me donner droit à une assistante sociale car je n’ai pas de titre de séjour », explique-t-elle. Surtout, « l’OQTF m’empêche de faire mes soins. Par exemple, je devais faire un hôpital de jour pour de la rééducation, mais tout a été bloqué. Alors que j’en aurais tellement besoin… ça devient difficile de me mettre debout. »
« Je veux mes papiers parce que je me sens Française »
Après trois ans de calvaire et des recours judiciaires infructueux, l’OQTF d’Hawa va expirer fin février. Elle espère que ce sera le début d’une nouvelle page. Pour l’heure, « c’est tellement difficile pour moi de garder le moral, parfois je pleure. J’ai tellement peur qu’un jour ils viennent me sortir de l’appartement », confie-t-elle.
Mamadou, lui, a pu faire annuler sa seconde OQTF en justice à l’automne 2024. Avec le soutien de RESF, depuis octobre, les choses se sont arrangées : « J’ai repris l’école, je suis en alternance en BTS, dans le secteur logistique, ça se passe très bien. » Lyndie a également pu faire annuler en justice son OQTF, au bout de deux ans. Elle dispose d’une autorisation provisoire de séjour, et espère obtenir bientôt son titre.
Elle ne cesse de postuler à des offres d’emploi, mais elle estime avoir « perdu des années d’expérience : les entreprises sont assez frileuses pour me recruter », confie-t-elle. « J’ai aussi perdu du temps sur le plan de mon épanouissement. Je veux pouvoir me faire plaisir, faire plaisir à ma famille. On est des femmes : je tiens à ne plus dépendre de quelqu’un, comme l’OQTF m’y a obligée. Je n’ai pas envie d’être celle qui se marie ou a des enfants pour rester ici… Moi je veux mes papiers parce que je vis sur le territoire. Que j’y ai fait mes études. Que je me sens française. »
Photo de Une : Valentina Camu. Article réalisé en collaboration avec Basta!
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