Astuces patronales pour un monde d’après, pire qu’avant !

 

Régulièrement formulées par l’Institut Montaigne, les exigences des grands patrons se retrouvent souvent dans les lois imposées par les différents gouvernements. Pour préparer le monde d’après à la sauce entrepreneuriale, le think tank libéral a publié un nouveau rapport la semaine dernière : « Rebondir face au Covid-19 : l’enjeu du temps de travail ». Que nous dit-il des rêves du patronat ?

 

Trois réveils matin en illustration du rapport : pas de doute, l’heure est la reprise du travail. Et pas à moitié. Pour l’institut, « notre économie » n’effacera pas « les pertes subies à tout jamais pendant la phase aiguë de la crise », qu’il évalue à 500 milliards d’euros. Ainsi, le pays se serait sévèrement appauvri : une dette à rembourser ! Qui va la payer ? Pas les entreprises pour le très libéral think tank.

Chaque élément de la « démonstration » de l’Institut Montaigne* est une leçon de choses et donne la mesure de l’indécence des exigences que l’institut formule au gouvernement. « Il peut sembler paradoxal d’évoquer la nécessité d’accroître la durée du travail des salariés en emploi dans un contexte de chômage qui s’annonce massif », admettent-ils, tout en affirmant qu’une « augmentation, au moins temporaire, de la durée moyenne du travail sera nécessaire ». Il faudrait donc que les salariés travaillent plus longtemps. Loin d’y voir une contradiction, nos libéraux considèrent que « les réflexes traditionnels de type “partage du travail” entre salariés et chômeurs seraient particulièrement néfastes et ne feraient qu’affaiblir davantage notre économie ».

Mais pourquoi ? La raison en est simple : « cette hausse permettrait de compenser partiellement la perte de productivité liée aux mesures de protection contre le virus et la désorganisation provisoire des chaînes de production ». L’Institut Montaigne justifie ce souci de la productivité par la concurrence. Il faudrait essayer de produire moins cher. Comme les autres pays vont faire de même, l’écrasement des salaires sera sans fin, d’autant que la peur du chômage rend les salariés plus dociles. Mais peu importe. Les portes-voix du patronat ont un sac rempli d’astuces.

 

Astuce n° 1 : mieux utiliser les nombreuses « souplesses » existantes

 

L’Institut Montaigne rappelle d’abord avec gourmandise tout ce que le Medef a déjà obtenu et qui est utilisable par les employeurs pour faire travailler plus, avec n’importe quels horaires, et gagner moins : « un cadre légal actuel qui permet déjà de nombreuses souplesses qui vont être très utiles en phase de redémarrage, au moins dans le secteur privé ». Des lois Aubry en 2000, jusqu’aux ordonnances Macron de 2017, en passant par la loi travail de 2016, il énumère presque toute la panoplie de la casse du droit du travail. Sans oublier les précieuses exonérations de cotisations sociales qui manquent par dizaines de milliards d’euros chaque année à la Sécurité sociale.

Reconnaissants, nos ultralibéraux se félicitent qu’il y ait autant de codes du travail que d’entreprises pour ce qui concerne le temps de travail. En effet, les accords d’entreprise déterminent les règles en primant même sur les conventions collectives. La loi, elle, n’intervenant qu’à défaut de tout accord collectif, très facile à obtenir par temps de chômage massif. Très explicite, le rapport précise page 13 : « couronnant ces évolutions, la loi Travail de 2016 et les ordonnances de 2017 ont totalement décentralisé les négociations en inversant la hiérarchie des normes : ce sont aujourd’hui les accords d’entreprise […] qui priment les accords de branches, souvent plus conservateurs. À présent, on peut considérer que dans le respect des maxima légaux (parfois issus de normes européennes), une très grande souplesse est déjà possible. »

Et ce n’est pas tout. « L’introduction dans le Code du travail en 2017 des “accords de performance collective” pourrait être un outil supplémentaire pour lier temps de travail et rémunération du travail dans un contexte où de nombreuses entreprises devront prendre les mesures nécessaires, soit pour accroître le temps de travail, soit au contraire pour le diminuer dans un contexte de baisse des carnets de commandes ». Pour être totalement explicite, l’institut ne fait pas mystère que : « ces accords permettent en effet de diminuer le temps de travail avec perte de rémunération ou au contraire d’accroître le temps de travail sans augmentation proportionnelle des rémunérations ». Deux nouvelles versions du vieux slogan sarkozyste : travailler moins en gagnant moins ou travailler plus pour gagner pareil.

Cerise sur le gâteau, « ces accords s’imposant au contrat de travail, ils constituent un outil de flexibilité interne très puissant et devraient être privilégiés dans le contexte actuel », préconise sans fard l’Institut Montaigne. Un outil de flexibilité effectivement puissant puisqu’un refus est un motif de licenciement.

 

Astuce n° 2 : inventer de nouvelles « souplesses » pour le secteur privé

 

Encore plus gourmand, nos « représentants » d’un patronat en mal de souplesses préconisent de payer moins cher les heures supplémentaires, de les payer plus tard, voire jamais. Là encore, l’accord d’entreprise est mis en avant : « autoriser la négociation par accord collectif du montant du repos compensateur lié aux heures supplémentaires accomplies au-delà du contingent d’heures supplémentaires ». Mais aussi : « donner la possibilité à l’employeur, à titre temporaire, d’imposer le rachat de jours de RTT pour les salariés au forfait sans majorations ». Là, l’institut voit loin et imagine de conserver cette mesure jusqu’en 2022.

Pas en manque d’idée, il propose de transformer par un coup de baguette magique le paiement des heures supplémentaires en « participation aux bénéfices », si bénéfice il y a. Jackpot, ces rémunérations ne donnent pas lieu à versement de cotisations sociales. Jamais à court d’inspiration, il suggère : « pour les entreprises n’ayant pas d’accord de participation, intégrer le versement des rémunérations supplémentaires dans une formule d’intéressement simplifiée et exceptionnelle (versement conditionné à l’atteinte d’un objectif collectif simple, par exemple un niveau de chiffre d’affaires). » Rien de moins que de transformer le paiement des heures supplémentaires en prime, sans cotisations elle aussi.

Et si heures supplémentaires il reste : les payer plus tard. Bien plus tard, par exemple au moment du départ en retraite : « intégrer ces rémunérations supplémentaires sous forme d’abondement de l’employeur à un dispositif d’épargne salariale collective ». Enfin, comme à l’Institut Montaigne on ose tout : « toute formation figurant sur le plan de développement des compétences de l’entreprise pourrait être effectuée en dehors du temps de travail du salarié avec l’accord de celui-ci ». Un accord que l’on imagine aisément très théorique. Et puis en passant, « supprimer le jeudi de l’Ascension comme jour férié », puis « permettre de déroger au temps de repos minimum quotidien de 11 heures minimum par jour dans le cadre d’un accord sur le droit à la déconnexion », ou encore «  prolonger le relèvement provisoire des seuils maxima dans les secteurs manifestement en tension ». C’est à dire les 60 heures par semaine décidées par le gouvernement dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire.

 

Astuce n° 3 : inventer de nouvelles « souplesses » pour les fonctionnaires et agents publics

 

L’Institut Montaigne n’a pas oublié les fonctionnaires : « proposer aux fonctionnaires de secteurs d’activités nécessaires à la vie économique ou en tensions d’accroître temporairement leur durée de travail, en contrepartie d’une rémunération supplémentaire ». Toujours le travailler encore plus, au lieu d’embauches réclamées dans de nombreux services publics, notamment dans la santé. À quels secteurs nécessaires à la vie économique cela pourrait-il s’appliquer ? « Par exemple les crèches, les parents ne pouvant par exemple pas à la fois garder leurs enfants et travailler convenablement », avance l’institut sans sourciller.

Pour la prise en charge des enfants plus grands et les retards pris dans les apprentissages, le rapport préconise « une hausse du temps de travail et de présence dans les établissements » pour les enseignants. Se faisant précis, l’Institut Montaigne envisage que cela « pourrait prendre la forme, selon l’évolution de la situation sanitaire, de cours de rattrapage des heures perdues au printemps ou d’éventuels encadrements en petits groupes pour respecter les consignes de distanciation entre individus. En outre, des cours supplémentaires destinés aux élèves en difficulté pourraient avoir lieu au début de l’été ou à partir du 15 août ». Profs et élèves concernés apprécieront la suppression d’une partie de leurs vacances. D’ailleurs, au chapitre des vacances nos libéraux n’y vont pas avec le dos de la petite cuillère : « supprimer la première semaine des vacances scolaires de la Toussaint en 2020 ».

La question du temps de travail a également retenu toute l’attention du rapport. « Réexaminer la question de la durée et de l’aménagement (sur le mois, sur l’année, voire sur plusieurs années) du temps de travail dans les administrations publiques », mais aussi « accroître les catégories éligibles aux forfaits jour », un dispositif permettant de ne plus compter les heures de travail. Au passage en augmentant le nombre de jours travaillés sans modifier la rémunération. Et d’enfoncer le clou avec le télétravail : « le développement du télétravail dans la fonction publique montre, comme dans le secteur privé, les limites de la définition du temps de travail calculé sur une base horaire et hebdomadaire ». Pourquoi faire stable quand on peut tout déstabiliser. Le tout sans oublier les vieilles marottes libérales : « diminuer le nombre de RTT dans la fonction publique ». À titre provisoire veut rassurer l’Institut Montaigne.

 

Travailler toujours plus !

 

Finalement, le rapport s’appuie sur trois ressorts fondamentaux. D’abord, tout faire pour revenir sur le paiement d’un temps qui n’est pas « travaillé ». Celui des repos, des congés payés ou des jours fériés. Ensuite, tout faire pour que les heures travaillées soient payées le moins possible, le moins cher possible et le plus tard possible. Enfin, tout faire pour que les heures travaillées ne soient plus comptées, et donc, pour une part d’entre elles, plus payées. C’est le miracle du forfait jour, mais aussi du télétravail pour lequel l’Institut Montaigne donne la clef de sa principale utilité pour les employeurs.

« Cette souplesse accrue peut profiter de l’essor des technologies numériques, notamment en matière de travail et de formation à distance, qui fournit des opportunités nouvelles d’adoucir la distinction entre temps de travail et hors temps de travail », suggère le rapport. Tout un programme. Et l’écologie dans cette ode à la croissance sans freins ? Pas un mot, même pas pour faire semblant.

 

Richard Abauzit

Défenseur syndical et conseiller du salarié


 

* L’Institut Montaigne, c’est quoi ?

L’Institut Montaigne regroupe 160 grandes entreprises. Parmi elles : Air France, Airbus, Amazon, AXA, BNP, Bolloré, Bouygues, Caisse des Dépôts, Carrefour, Casino, Crédit Agricole, Dassault, EDF, Enedis, Engie, Google, Groupe Rothschild, Groupe Orange, IBM , La Banque postale, L’Oréal , LVMH, Malakoff Mederick, Michelin, Microsoft, Natixis, Nestlé, RATP, Renault, Roche, Safran, Sanofi, Siemens, SNCF, SUEZ, Uber, Veolia, Vinci, Vivendi , Wendel.

Son Président actuel, Henri de Castries, ancien inspecteur des finances, est le richissime PDG de la compagnie d’assurances AXA. Très impliqué dans les groupements d’influence patronaux au niveau mondial, il a été lauréat du programme Young Leaders de la French-American Foundation en 1994, fondation qui accueille les personnes susceptibles de jouer un rôle politique important dans leur pays. Et en 2012, il a été nommé président du comité de direction du groupe Bilderberg qui regroupe chaque année depuis 1954 essentiellement des Américains et des Européens, et qui est composé en majorité des puissants de ce monde : affaires, politique, diplomatie, médias.

Son président d’honneur est Claude Bébéar, ancien PDG d’AXA, éminence grise du capitalisme français, dont la fortune selon le Canard Enchaîné s’élèverait à un milliard d’euros.