Pour la première fois, mardi 19 septembre, une entreprise était jugée au fond dans le cadre de la loi sur le devoir de vigilance, visant à responsabiliser les sociétés mères par rapport à leurs sous-traitants. Et pas n’importe laquelle : La Poste, entreprise privée à capitaux publics, détenue par l’État via la Caisse des dépôts. À la barre, ses avocats ont déploré un « procès de la sous-traitance » mené, selon eux, par Sud PTT.
« Je ne sais même pas ce qu’on fait là », balance, au milieu d’une longue plaidoierie, l’avocate du groupe La Poste. La formule, réthorique, pourrait n’être qu’anecdotique : mais c’est elle qui provoquera le plus de réactions en sortie d’audience. Sur le moment aussi : des chuchotements de réprobation circulent, sur les bancs du tribunal judiciaire de Paris, où se serrent une quinzaine de travailleurs sans-papiers des sites Chronopost d’Alfortville et DPD du Coudray-Montceaux. Eux le savent très bien, ce qu’ils sont venus faire ici.
Le syndicat Sud PTT a assigné La Poste en justice pour l’enjoindre à prendre des mesures suffisantes dans son plan de vigilance contre les risques d’exploitation de travailleurs sans-papiers par ses sous-traitants. « La chaîne de sous-traitants est tellement longue qu’il est difficile de pointer un vrai responsable. Mais le responsable, c’est La Poste. Les cadences infernales, ils savaient. Ils savaient aussi que l’on était des sans-papiers. Ils avaient un devoir de vigilance qu’ils n’ont pas respecté », expose Aboubacar Dembélé, l’un des porte-paroles du collectif de sans-papiers d’Alfortville.
La loi sur le devoir de vigilance, votée en 2017, a pour but de responsabiliser davantage les entreprises donneuses d’ordre face aux atteintes aux droits humains et à l’environnement de leurs sous-traitants. La France est pionnière sur le sujet. Mais depuis son adoption, cette loi n’a fait l’objet que de débats judiciaires sur la forme. La dernière affaire en date, visant TotalÉnergies, a traîné trois ans jusqu’à ce qu’in fine un juge des référés se déclare incompétent sur le dossier. Cette fois, et pour la première fois : le juge du fond est saisi. De quoi envoyer « un signal fort », espère l’avocate de Sud PTT, Céline Gagey.
« Si ce n’est pas le procès de la sous-traitance, ça y ressemble »
Mais dans le contexte d’une jurisprudence restant à construire, la première des stratégies du groupe La Poste consiste à accuser Sud PTT de dévoyer la procédure. Et de parler devoir de vigilance, pour s’attaquer en réalité au fonctionnement de l’entreprise. « Pendant la plaidoierie de ma consoeur, on a parlé 44 fois de la sous-traitance », décompte l’avocat du groupe La Poste en se levant pour entamer sa propre plaidoirie. « Si ce n’est pas le procès de la sous-traitance, ça y ressemble. »
« On est en train de se demander si la Poste a des fournisseurs qui « recourent allègrement » à la sous traitance ; mais montrez-nous ! C’est un procès d’intention », abonde la seconde avocate de La Poste. Sauf que les preuves sont là. En janvier 2022, l’inspection du travail listait 63 noms de personnes sans-papiers employées sur le site du Coudray-Montceaux par Derichebourg Interim, sous-traitant de DPD, filiale de La Poste. « L’exploitation des sans papiers est un véritable business model sur lequel La Poste ferme les yeux », assène Céline Gagey, l’avocate de SudPTT.
Le groupe La Poste déploie une seconde stratégie judiciaire : se rabattre sur le droit du travail français. « On parle de main d’œuvre illicite, d’emplois de salariés étrangers : mais tout cela est déjà régi dans le droit français », argumente l’avocate du groupe. Les injonctions de Sud PTT pour améliorer les plans de vigilance relèvent, à ses yeux, d’une « surenchère » par rapport au code du travail existant. Que le groupe se targue déjà de respecter à la lettre.
Seuls 1 % des sites de logistique contrôlés au nom du plan de vigilance
Suite aux scandales, La Poste a rompu ses contrats avec Derichebourg à Alfortville et Le Coudray-Montceaux en mai 2022. Atalian a pris la place vaquante à Alfortville ; et ONET à Le Coudray-Montceaux. Mais les grèves s’y poursuivent. « C’est le nom du sous-traitant qui change : les conditions de travail ne changent pas », soutient Aboubacar Dembélé. Il décrit des boîtes d’interim qui ferment toujours les yeux sur les faux papiers… Et des fins de missions toujours aussi brutales : « vous avez mal à la tête et vous ne pouvez pas venir ? On vous dit bye bye. Vous n’avez pas le droit tomber malade, rien qu’un seul jour. C’est un sms : vous êtes en fin de mission, merci de ne plus vous présenter à l’agence, ça s’arrête là. »
Sud PTT demande l’intégration dans le plan de vigilance de clauses de résiliation de contrats bien plus systématiques. « La Poste n’a agi qu’a posteriori, uniquement pour les sites où il y a eu un mouvement de grève, sans s’attaquer à la sous-traitance en cascade qui produit ces situations », dénonce Céline Gagey.
Pour identifier les risques, le syndicat demande aussi la publication d’une liste des fournisseurs et sous-traitants du groupe La Poste. Mais le groupe oppose à cette demande le secret des affaires. « La liste des fournisseurs est stratégique : la Poste n’a pas envie que les concurrents sachent avec quels fournisseurs elle fait affaire », défend l’avocat du groupe.
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Enfin, le syndicat exige le renforcement des procédures de contrôle des sous-traitants. À l’heure actuelle, leur évaluation est menée par l’AFNOR (association française de normalisation). Première étape : un questionnaire est rempli par le sous-traitant. Si la note obtenue est trop basse, on passe à la deuxième étape : un audit documentaire. Si la note est toujours trop basse, l’AFNOR réalise un audit sur site.
Dans le cadre du plan de vigilance, seul 1 % des 400 sous-traitants de La Poste dans le secteur de la livraison et de la logistique ont fait l’objet d’un audit sur site, expose l’avocate de Sud PTT. Avec une seule résiliation de contrat : celle de Derichebourg. Toutes branches confondues, sur 2 008 fournisseurs informés de la procédure devoir de vigilance, seuls huit ont été contrôlés sur site.
La Poste défend « une obligation de moyens, pas de résultats »
« Oui il y a des incidents, extrêmement malheureux. Mais ce n’est pas parce qu’il y en a que le plan de vigilance est défaillant. On est sur une obligation de moyens, pas de résultats », maintient l’avocat de La Poste. Pour l’entreprise, un plan de vigilance est avant tout un enjeu de mise en conformité. Si un problème surgit, « cela signifie simplement qu’il y a des marges de progression » pour le plan de vigilance de l’année suivante, résume la seconde avocate.
« Il y a 245 000 salariés dans ce groupe – et je ne sais combien d’entités légales », avoue d’elle-même cette avocate. La progression des plans de vigilance « nécessite du temps : c’est un travail de titan ». Et de conclure : « Rome ne s’est pas bâtie en un seul jour ». Laissée sur cette métaphore, la présidente du tribunal annonce un délibéré pour le 5 décembre.
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