En 2010, Joël Le Balh a mené une grève longue à la raffinerie de Grandpuits. Finalement réquisitionné sur ordre de Nicolas Sarkozy, il nous raconte son parcours : la fierté de mener cette lutte mais aussi les sacrifices qu’elle a demandés.
De ces 21 à ses 55 ans, Joël Le Balh était raffineur. « Au départ, j’étais dans la mécanique aéronautique, mais après l’armée je n’avais pas assez d’expérience pour être recruté chez Air France ou chez Dassault » , se remémore-t-il. « Mon père travaillait à Grandpuits et m’y a fait entrer, après quoi j’ai gravi les échelons un à un. »
Sur la plateforme Total de Grandpuits, les métiers sont multiples. « J’ai commencé comme opérateur extérieur. On était dehors et chargés d’aller vérifier les vannes, prélever des échantillons… On était les yeux et les oreilles de la salle de contrôle. » Après avoir validé certaines compétences, il passe finalement de l’autre côté de l’écran. « Là, vous êtes derrière les machines. Comme des aiguilleurs du ciel sauf que nous ne gérions pas des avions mais des tuyaux, des pompes, des thermomètres, des instruments pour mesurer la pression, le débit. Cette fois le travail est plus théorique, on apprend la chimie moléculaire », raconte Joël Le Bahl. Le raffineur est également formé à la sécurité. « On reçoit la même formation que les pompiers, on fait un stage de feu en condition réelle. On doit être en capacité de réagir s’il y a un incendie sur la raffinerie. »
La grève de 2010 à la raffinerie de Grandpuits
Lorsqu’arrive la grève, Joël Le Bahl est passé chef de quart. « A la raffinerie on bosse en 3-8… mais une tranche horaire est appelée “quart”. J’étais donc responsable de toute une équipe, intérieure et extérieure, pendant 8 heures ». Il est également élu au CHSCT et représentant CGT. « J’étais extrêmement sensible aux questions de sécurité. Lorsqu’on n’avait pas les moyens humains de l’assurer correctement, je ne mâchais pas mes mots. Total est une boîte qui a toujours fait énormément de bénéfices, on ne peut pas accepter que la santé des équipes soit en danger pour des questions de budget. »
En 2010 Nicolas Sarkozy décide de mener une réforme des retraites qui recule, entre autres, l’âge légal de départ à la retraite de 2 ans. A l’époque, Grandpuits fait partie des 12* raffineries françaises en activité. Elle est particulièrement stratégique puisqu’elle fournit 70% du carburant d’Île-de-France. Les raffineurs se mettent massivement en grève, ce qui provoque des pénuries de carburant, comme en 2022.
« Nous étions dans une grève longue, beaucoup de secteurs étaient touchés mais certains avaient dû arrêter leur lutte. Il y avait une forme de grève par procuration et nous, raffineurs, étions devenus en quelque sorte le porte étendard des grévistes », raconte Joël Le Bahl. Organisés via une caisse de grève, soutenus par de nombreux secteurs, la grève des raffineurs dure près de 20 jours. C’est bien trop pour le gouvernement qui ordonne la réquisition des grévistes.
Réquisitionné
« Quand les réquisitions sont tombées, la CGT a fait des référés. Mais ils n’ont pas aboutis. Finalement, la gendarmerie est venue toquer à notre porte pour nous dire : “vous devez reprendre le travail demain”. Je ne m’y attendais pas, j’ai été surpris et choqué », se remémore Joël Le Bahl. « J’ai aussi ressenti une forte injustice parce que c’est une atteinte au droit de grève. Comment exprimer une revendication si on vous interdit de débrayer, quelle arme il vous reste ? On a été une minorité à être réquisitionnés, on avait le soutien des autres qui restaient dehors mais comprenaient bien pourquoi on devait retourner au boulot. »
La réquisition n’est pas la seule violence subie par les grévistes. « Notre grève gênait beaucoup de monde. Je recevais des coups de téléphone anonymes la nuit, au bout du fil il n’y avait qu’un soufflement. D’autres camarades ont carrément reçu des menaces. C’était une période difficile. Mais il y avait aussi la fierté d’être le fer de lance d’un mouvement que nous trouvions juste. On faisait grève pour tous les salariés au SMIC, pour ceux des petites PME qui ne peuvent pas se permettre de faire grève. »
Et les embûches continuent une fois le travail repris. « L’après grève a été difficile à vivre. Rude. Il y a avait des tensions entre les non-grévistes et les grévistes. Ceux qui avaient récupéré le fruit des conquêtes obtenues par la lutte se permettaient quand même de casser du sucre sur notre dos. L’ambiance était compliquée. Personnellement, j’ai dû choisir entre ma carrière et mes convictions. Lorsque j’ai postulé à un poste de contremaître, les autres me sont passés devant. Je suis resté chef de quart jusqu’à ma retraite. »
*Il n’y en a plus que 8 aujourd’hui et Grandpuits n’en fait plus partie.
Crédit photo : Paule Bodilis
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