Travailleurs sans-papiers : Le Monde à l’envers


 

Depuis bientôt vingt jours, des travailleurs sans-papiers tiennent un piquet de grève devant les nouveaux locaux du groupe Le Monde. Ils dénoncent l’absence de contrat de travail, les salaires de misère et le manque d’équipement de sécurité. Récit de lutte. 

 

En décembre 2019, Kjetil Thorsen, architecte des nouveaux locaux du Monde, évoque en ces mots la symbolique de son bâtiment : « Il encourage les discussions sur le privé et le public, sur la transparence et l’opacité, sur l’appartenance et l’exclusion. » Alors que le siège vient d’être livré et que les rédactions de l’Obs, du Huffington Post et de Courrier International s’y sont installées, les paroles de l’architecte résonnent avec cynisme. Eiffage et Le Monde ne semblent pas avoir été animés par une volonté de transparence lorsqu’ils ont fait nettoyer, pendant 9 mois, ces 23 000 m² de bureaux par des ouvriers sans-papiers.

Aux pieds de l’imposante structure de métal et de verre, en revanche, on peut trouver un des meilleurs symboles de ce qu’est véritablement l’exclusion. Le piquet de grève, tenu depuis une vingtaine de jours par une cinquantaine de travailleurs Sénégalais, Guinéens et surtout Maliens, nous dévoile à quel point les bons sentiments exprimés par les projets architecturaux n’ont parfois que peu à voir avec la réalité de ceux qui les réalisent de leurs mains.

 

 

Un journaliste de Courrier International, descendu pour une pause, tire sur sa clope. Il ne sait pas vraiment pourquoi, à quelques mètres de lui, des hommes ont poussé leur baffle à fond et dansent dans le froid sous des drapeaux CNT-SO. « On dit qu’ils ont été mal payés, non ? »

Plutôt. À 40€ la journée, autant pour la nuit, à 5€ l’heure supplémentaire, sans équipement de protection, sans horaire ni contrat de travail, pour une construction dont la valeur est estimée à 200 millions d’euros, les conditions dans lesquelles ils ont été employés depuis 9 mois tiennent plus de l’esclavage moderne que du travail. Jusqu’à ce que, le 14 février, ils craquent. « On avait travaillé de 2h à 18h et le patron nous a dit qu’il fallait continuer. On a refusé, certains avaient des rendez-vous, alors il a menacé de nous virer. Un de nos frères connaissait un syndicaliste très dynamique, Monsieur Etienne, on l’a contacté pour qu’il nous aide à trouver une stratégie », détaille Mohamed Lamine, délégué des grévistes. Le 27 février, les 24 employés de Golden Clean, sous-traitant du nettoyage, se mettaient alors en grève et occupaient leur lieu de travail, bientôt rejoints par d’autres travailleurs du même groupe, mobilisés sur un chantier de Saint-Denis. C’est que « Monsieur Etienne », Etienne Deschamps, syndicaliste à la CNT-SO (Confédération Nationale des Travailleurs-Solidarité Ouvrière) n’en est pas à son coup d’essai. Il était déjà à l’œuvre dans la grève victorieuse de 111 jours lancée par les femmes de ménage et plongeurs de l’hôtel Holiday IN de Clichy.

« Si on a travaillé sans contrat de travail, la loi française est très claire, cela veut dire qu’on est en CDI à temps plein », résume le syndicaliste. Or les employés de Golden Clean n’ont ni contrat, ni fiches de paie, on les paie par virement s’ils ont un livret, en chèque sans ordre dans le cas contraire voire en liquide s’ils ne sont pas des travailleurs réguliers. « L’objectif c’est que les 24 employés du site du Monde et une dizaine du chantier de Saint Denis soient embauchés. Il faut pour cela que Golden Clean remette tous les bulletins de salaires, règle les sommes dues et fournisse les formulaires Cerfa permettant la régularisation de tous les travailleurs sans-papiers », continue-t-il.

Après un jour de grève, la forte pression exercée par Le Monde sur Golden Clean pousse l’employeur à signer un protocole de sortie de crise dans lequel il accepte les conditions de la CNT-SO. Mais, alors qu’elle aurait dû s’arrêter, la bataille ne fait que commencer.

 

Une goutte d’eau pour Eiffage

 

Le protocole de sortie de crise, bien que signé, n’est pas respecté par Golden Clean. Alors qu’elle devait fournir tous les bulletins de salaire, Golden Clean n’en livre que quelque uns, même pas pour tous les mois. « Ils sont à l’Ouest, ils ne savent pas qui a travaillé pour eux et sont incapables de les payer. Ce n’est même pas sûr qu’ils aient une comptabilité », tempête Étienne Deschamps. Rapidement, Golden Clean est écartée des négociations.

Les grévistes se tournent alors vers les 3 entreprises qui ont eu recours à ce sous-traitant : Le Monde, pour le nettoyage de ses locaux intérieurs, Eiffage, pour celui des préfabriqués et des vestiaires et CICAD, un bureau d’étude, pour le nettoyage des extérieurs. Or, difficile de savoir quelle entreprise avait réellement connaissance de la situation des travailleurs sans-papiers. « Louis Dreyfus, président du directoire du Monde, nous a dit qu’il n’était pas au courant », explique Romain Jeanticou, journaliste élu au CSE de Télérama (groupe Le Monde). Eiffage assure de son côté que c’est CICAD qui a parlé de Golden Clean aux autres. « Ils se renvoient un peu tous la balle. Ce qui est sûr c’est que les tarifs particulièrement bas n’ont pas éveillé les soupçons des employeurs concernant les conditions de travail, forcément mauvaises qu’ils impliquent. En soi, c’est déjà un problème », souligne Étienne Deschamps.

Pour la CNT-SO, c’est Eiffage, la boîte la plus grosse, ayant le plus de contacts dans le nettoyage qui doit reprendre les travailleurs sans-papiers. Multinationale aux 70 000 employés, c’est un goutte d’eau dans son effectif. « Au départ, elle était censée les faire embaucher par un de ses partenaires. Celui-ci leur a répondu : pas de souci, mais donnez-nous des chantiers pour les faire travailler. Ce qu’Eiffage n’a pas fait, laissant pourrir la situation alors que les grévistes et leurs soutiens passent des nuits à même le sol dans les vestiaires », détaille Étienne Deschamps. Aussi, depuis le 11 mars, le numéro 3 du bâtiment en France est devenu la nouvelle cible de la CNT-SO et des grévistes, qui bloquent ses travaux de voirie. « Plus on va traîner plus les grévistes vont monter en pression, plus la sortie de crise sera difficile », prévient Étienne Deschamps.

 

Pas un hasard mais un système

 

À la table des négociations, patrons et syndicalistes gonflent les muscles, si rien ne bouge La CNT-SO agite la menace ultime : le blocage des locaux du Monde. Le patron de CICAD déboulonne : « Ça ne se passera pas, on ira à la préfecture, s’il faut mettre 30 flics devant les locaux pour empêcher un blocage on le fera, s’il faut envoyer l’armée, on le fera. » « Et Le Monde se retrouvera avec une grève des journalistes derrière », pare Étienne Deschamps.

Car les grévistes ont des soutiens dans toutes les rédactions du groupe Le Monde et particulièrement chez Télérama. « Nous avons été mis au courant de la situation par la CNT-SO la veille du premier jour de grève. Il y a eu un grand émoi dans la rédaction, ce qui s’est passé sur le chantier est contraire à tout ce que défend notre journal. On a fait une Assemblée Générale où il y avait une centaine de participants et au premier jour de la grève, certains d’entre nous sont allés sur place, pour soutenir les grévistes, leur faire des courses. Depuis, on leur témoigne notre solidarité et on fait pression sur notre direction. » Des salariés de Télérama, qui doivent investir leurs nouveaux locaux lundi 16 mars, appellent ainsi à un rassemblement de soutien aux grévistes.

En attendant, les négociations sont au point mort. Le Monde a indiqué sa volonté d’engager un médiateur pour sortir du conflit, la CNT-SO attend que la proposition se concrétise sans que cela ne change sa position. « Ce sont toujours les mêmes qui trinquent, ceux que l’on retrouve en bas de l’échelle, ceux qui se font exploiter. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard, c’est un système », conclut Etienne Deschamps.

L’exploitation des travailleurs sans-papiers rappelle les situations de l’Ibis Batignolles ou de l’Holiday Inn de Clichy, des grèves longues provoquées par l’exploitation de travailleuses et travailleurs d’origine Africaine. À tel point que la justice elle-même avait reconnu, en décembre 2019, le caractère systémique de la discrimination raciale subie par 25 ouvriers maliens sans-papiers employés sur un chantier de démolition parisien, suite à un accident du travail.