Mauvaises conditions de travail et inégalités salariales : chez Fontaine Insertion, une entreprise adaptée pour travailleurs handicapés, de nombreux salariés témoignent d’une grande souffrance et d’exigences de rentabilités en contradiction avec leur handicap. De son côté, Schneider Electric, un des principaux clients de la structure, réalise d’importantes économies sur fond de subventions publiques. Enquête.
La parole se libère après les révélations de l’émission Cash Investigation sur les nombreux cas de souffrance au travail au sein de l’Établissement et service d’accompagnement par le travail (ESAT) Alpes Insertion. Ce 28 mars 2024, c’est au tour des salariés de l’entreprise adaptée Fontaine Insertion – qui partage la même direction qu’Alpes Insertion – d’organiser un débrayage et un rassemblement.
Cette entreprise adaptée, qui compte une centaine de salariés, offre des prestations de sous-traitance industrielle pour des clients comme Schneider Electric, Depagne, Air Liquide ou encore Rolls-Royce. Conformément à la législation pour obtenir le statut d’entreprise adaptée, elle compte parmi ses effectifs de production au moins 55% de travailleurs handicapés.
Marie-Jean Puco est l’un d’eux. Il souffre de problèmes aux jambes et au cœur. À l’occasion du rassemblement organisé devant son entreprise, il fait part des raisons de son mécontentement : « En 2022, on m’a mis à la chaîne, là où il faut porter des charges lourdes debout. J’avais beau les prévenir que ce n’était pas pour moi, il a fallu que j’aille voir l’inspection du travail pour qu’on me change de poste. » Anthony Salmon, qui a également travaillé à la chaîne il y a une quinzaine d’années, confirme la pénibilité du travail demandé : « Les cadences sont difficiles. On y bosse comme des chiens ! »
« On est une entreprise ordinaire »
Selon des témoignages recueillis et des documents que nous avons pu consulter, le cas de Marie-Jean Puco n’est pas isolé, et plusieurs autres salariés ont été placés à des postes non adaptés à leur handicap. « En janvier 2023, un ouvrier a été placé à la découpe de fils. Au bout de deux semaines, il est venu me dire qu’il était en difficulté sur le poste, qu’il ne mangeait plus et ne dormait plus, témoigne Rachid Medjebeur, délégué syndical CGT chez Fontaine Insertion présent lors du débrayage. Je l’ai accompagné voir le responsable de production, mais il nous a répondu qu’il n’y avait personne pour le remplacer sur le poste. Il a fallu que la médecine du travail intervienne pour qu’enfin il soit remis à son ancien poste. Mais il s’est écoulé encore dix jours entre l’ordonnance de restriction médicale et son changement de poste ». Au cours de ces dix jours, Rachid Medjebeur a été contraint de saisir l’inspection du travail, ce qui a finalement permis au salarié concerné d’être changé de poste.
Confrontée à ce témoignage, Marie Jo Manificat, présidente de l’association dont dépend Fontaine Insertion, s’agace : « Mais vous croyez que les autres entreprises ne mettent pas aussi longtemps ? On ne claque pas des doigts pour changer les gens de poste ! (…) On est une entreprise ordinaire, il faut que le travail avance comme dans une entreprise ordinaire, car on a des clients ordinaires, qui sont exigeants comme les autres. Pour nous, embaucher des travailleurs handicapés, c’est un handicap supplémentaire pour la gestion de l’entreprise. On travaille avec des gens qui ont une capacité de travail moindre, qui ont des cadences moindres, et malgré cela, on doit quand-même être rentables. »
Maltraitance de travailleurs handicapés sous perfusion d’argent public
Pourtant, Fontaine Insertion n’est pas vraiment une entreprise comme une autre. En tant qu’entreprise adaptée, elle touche d’importantes subventions publiques (411 millions d’euros en 2021 pour 24 430 équivalents temps plein dans les entreprises adaptées), parmi lesquelles se trouve l’aide au poste dont le but est précisément de « compenser une moindre productivité notamment liée à un taux d’absentéisme plus important dans une entreprise adaptée que dans une entreprise classique », rappelle un rapport de la Cour des comptes de 2023. Cette aide au poste, dont le montant est situé entre 1473€ et 1530€ par mois et par salarié handicapé, en fonction de l’âge, va de pair avec des obligations particulières. Selon l’article L5213-13-1 du code du travail, les entreprises adaptées « permettent à leurs salariés d’exercer une activité professionnelle dans un environnement adapté à leurs possibilités, afin qu’ils obtiennent ou conservent un emploi ».
Sous-traiter à des entreprises adaptées représente aussi un double avantage pour les entreprises donneuses d’ordres. D’une part, cela leur permet de satisfaire une partie de leur obligation légale d’emploi d’au moins 6% de travailleurs handicapés. Ainsi elles diminuent le niveau de la contribution obligatoire versée à l’association de gestion du fonds pour l’insertion des personnes handicapées (Agefiph). D’autre part, les importantes aides publiques touchées par les entreprises adaptées permettent de tirer les prix vers le bas. « Les subventions, c’est nous qui les touchons, mais ce sont les grandes entreprises qui en bénéficient », résume Laïla Gaoua, une ancienne secrétaire de direction chez Fontaine Insertion entre 2007 et 2019.
La loi du donneur d’ordre
Car, si les aides au poste n’ont en principe pas vocation à tirer les prix vers le bas, le rapport de force semble parfois déséquilibré entre les entreprises adaptées et les multinationales qui font appel à leurs services. Jean-Pierre Faure a dirigé Fontaine Insertion des années 1970 jusqu’en 2008, date à laquelle il a été remplacé par un ancien cadre de chez Schneider Electric. Il raconte cette dépendance aux entreprises donneuses d’ordres, en particulier Schneider : « Depuis que je suis parti, en 2008, Schneider a pénétré dans Fontaine Insertion. Ils font des annonces, pour dire qu’ils prennent en charge des travailleurs handicapés, mais ce n’est que de la communication. À l’époque où je les ai connus, ils étaient uniquement dans une logique de rentabilité. Leurs acheteurs n’intègrent qu’une seule chose : le coût horaire ». Un point de vue partagé par Laïla Gaoua, : « Les clients de Fontaine Insertion font baisser les prix. Et nous, on voulait tellement gagner les marchés qu’on faisait en sorte d’être le moins cher possible. Forcément, ça a des conséquences. »
Confrontés à ces critiques, Marie Jo Manificat, présidente de l’association, et Georges Ogier-Collin, administrateur et membre du conseil d’administration, se justifient : « On ne peut que rigoler à ces accusations. C’est le jeu du marché ! Après, il y a quand même un prix en dessous duquel on ne peut pas aller. »
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Pourtant, selon la synthèse d’expertise des comptes de l’entreprise pour 2022 que nous avons pu consulter, les prix de vente pratiqués auprès de certains clients (dont les noms ne sont pas précisés) n’ont pas évolué en douze ans, traduisant « l’incapacité de Fontaine Insertion à répercuter la hausse subie des achats de matières premières sur les prix de vente aux clients et susceptible d’expliquer une partie des difficultés de Fontaine Insertion à équilibrer ses résultats ». À ce sujet, Marie Jo Manificat confirme que « certains clients n’acceptaient pas les hausses de prix », mais nuance en affirmant que depuis 2020 tous les tarifs ont été remontés.
Inégalités salariales et mobilisations syndicales
Ces pressions à la baisse sur les prix peuvent également expliquer en partie les inégalités salariales au sein de l’entreprise. En effet, selon une lettre de l’inspection du travail que nous avons pu consulter, en mai 2019, sur les 98 travailleurs handicapés employés par Fontaine Insertion, 97 étaient au coefficient salarial le plus bas. D’un autre côté, aucun des 17 travailleurs valides de l’entreprise n’était à ce coefficient, malgré des similitudes de poste relevées dans au moins un cas. Depuis cette lettre, la grille de rémunération a changé, selon Marie-Jo Manificat : « On a mandaté une personne extérieure à l’entreprise pour faire une nouvelle cotation de poste, en fonction de la convention de la métallurgie, et en faveur des ouvriers. Aujourd’hui, les changements de coefficient nous coûtent 250 000€ par an en augmentation de salaires. Malgré cela, les délégués syndicaux nous attaquent en justice à ce sujet. Ça montre bien la mauvaise foi de nos délégués. »
Dans ce contexte tendu, les mobilisations sociales sont fréquentes chez Fontaine Insertion. Et la section CGT de l’entreprise s’est renforcée au fil des années et des élections professionnelles. À l’occasion du rassemblement du 28 mars 2024, Ibrahima Keita, représentant CGT du personnel, a insisté sur la responsabilité des donneurs d’ordre, et notamment Schneider Electric, dans la situation.
Réponses de la direction :
En complément des citations déjà présentes dans l’article, Georges Ogier-Collin, administrateur de Fontaine Insertion et membre du conseil d’administration a souhaité ajouter les éléments suivants : « On est une association dont le but est de donner du travail à des personnes en situation de handicap. Le climat actuel, qui a démarré avec l’arrivée de la CGT dans notre association, a tué la sérénité qu’il y avait dans l’entreprise. Le conseil d’administration a essayé de renouer un dialogue en proposant aux délégués syndicaux de redéfinir avec nous le projet d’entreprise, ce qu’ils ont refusé, car ils n’auraient pas pu derrière critiquer ce qu’ils avaient fait. (…) J’ai aujourd’hui un doute quant à la pérennité de l’association. Un délégué CGT a une emprise sur un certain nombre de personnes, et il n’hésite pas à menacer les gens qui ne font pas ce qu’il dit. On ne peut pas le licencier car il est protégé par son mandat syndical, et de mèche avec une inspectrice du travail, également syndiquée à la CGT. (…) De notre côté, nous ne faisons que nous défendre face aux attaques incessantes de ce délégué CGT. (…) Nous sommes actuellement en train de transformer le site pour améliorer les conditions de travail des salariés. »
Schneider Electric n’a pas souhaité répondre à nos demandes d’interview et nous a transmis par écrit la même réponse qu’aux équipes de Cash Investigation. Dans ce courrier, l’entreprise affirme notamment : « Dans le cadre des échanges quotidiens de Schneider Electric avec Fontaine Insertion, un projet a été lancé fin 2021 pour améliorer le process de production des barres souples isolées (BSI). Ce projet vise à améliorer l’ergonomie et le confort pour l’opérateur, réduire les risques sécurité et améliorer la qualité et la productivité du process. Il comprend un investissement dans des solutions de vissage (pour une enveloppe budgétaire prévisionnelle de 125000 euros) et dans une ligne de découpage, dénudage, pliage et outil de poinçonnage (pour une enveloppe budgétaire prévisionnelle de 375 000 euros). (…) Nous vous avons par ailleurs confirmé que la direction de Schneider Electric a été interpellée par des représentants du personnel dans le cadre d’un CSE de son entité de Grenoble début 2022 au sujet des conditions de travail et de la viabilité économique de notre partenaire Fontaine Insertion. A la suite de cette interpellation, une délégation de la direction de Schneider Electric a procédé à une visite de contrôle, qui n’a rien signalé d’anormal quant aux conditions de travail. »
Article et photo : Camille Stineau
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