Depuis le début des révoltes causées par la mort de Nahel, des militants d’extrême droite se rêvent en milice « anti-casseurs ». Entre réelle force para-policière et simple coup de communication, décryptage d’une situation plus complexe qu’il n’y paraît.
Ce dimanche 2 juillet à Lyon, aux alentours de 21h, entre 80 et 100 militants d’extrême droite se réunissent aux abords de La Traboule, locaux de feu Génération identitaire. Après une brève déambulation, ils atteignent les marches de l’Hôtel de ville, entonnent un « on est chez nous », et lancent le slogan favori des identitaires lyonnais : « avant, avant, Lyon le melhor ». La scène dure quelques minutes. Les jeunes hommes, cagoulés ou capuchés, reçoivent rapidement une pluie de palets lacrymogènes et se dispersent. « La police les a peut-être pris pour des jeunes des quartiers », sourit Raphaël Arnault, porte-parole du collectif antifasciste la Jeune Garde, peu habitué à voir les « fafs » (acronyme de « France au Français » utilisé pour désigner les militants d’extrême droite) visés par la police. Un comble, puisque cette milice autoproclamée se targue justement de mettre fin aux mouvements de révolte* menés par les habitants des quartiers populaires.
Retour à l’ordre par la force
Depuis le 27 juin et la mise à mort, à Nanterre, du jeune Nahel (17 ans) par un policier, plus de 1000 bâtiments publics ou commerciaux ont été dégradés ou incendiés ainsi que près de 6000 voitures. Au total, 3500 personnes ont été interpellées dont un tiers de mineurs, selon les chiffres du ministère de l’intérieur. De nombreuses confrontations avec les policiers ont éclaté dans les quartiers populaires mais aussi dans les centres-villes.
Malgré quelques (fines) nuances rhétoriques, l’extrême droite la plus médiatique (RN, Reconquête et ses compagnons de route éditorialistes) y voit la confirmation de ses thèses. Elle met directement en cause l’immigration, renouvelle son soutien à la police et appelle à rétablir l’ordre par la force.
De manière plus souterraine, sur des canaux Telegram, des groupuscules nationalistes appellent, eux, à se substituer aux forces de l’ordre et à monter des milices. « Insurrection dans les cités ? Laissez nous gérer ! Avec 10 000 hommes dans Paris, on assure la reconquête en une nuit », peut-on lire sur un visuel flanqué de croix celtiques qui circule sur des canaux Telegram d’extrême droite.
Milice d’extrême droite : de la com’ avant tout
Mais pour l’heure, ils sont loin d’être assez nombreux. Depuis le 27 juin, des tentatives de constitution de milice d’extrême droite n’ont pu être constaté que dans trois villes : Lyon, Angers et Chambéry. Le cas de Lorient est plus complexe et nous y reviendrons en fin d’article.
À noter : Lyon exceptée, ces militants ne sont sortis que dans des villes de taille modeste. Cent cinquante-cinq mille habitants pour Angers et 60 000 pour Chambéry, bien loin de l’ambition de « reconquérir Paris » affichée sur les réseaux sociaux. Enfin, toutes ces sorties sont loin d’avoir débouché sur des affrontements avec des jeunes des quartiers populaires. Encore moins sur des « victoires » physiques.
« À Lyon, c’était surtout un beau coup de com’. Les fafs sont venus le dimanche soir, quand le centre-ville était plutôt calme et il y avait 4 ou 5 personnes autour d’eux pour les filmer. Ils étaient là pour faire des images, pas pour prendre la rue. Le but, c’était de gagner des points auprès des personnes réactionnaires ou racistes en faisant de la propagande sur les réseaux sociaux, pas de faire une vraie action de rue. Ça ne m’étonnerait pas qu’ils publient rapidement une vidéo sur leurs réseaux sociaux », estime Raphaël Arnault.
Après avoir pris la pose et respiré un peu de lacrymo, les militants d’extrême droite rentrent rapidement dans leur fief du vieux Lyon en compagnie de leurs comparses de Clermont-Ferrand, Valence, ou encore Chambéry, venus pour l’occasion.
Chambéry : « une ligne d’extrême droiture »
C’est peut-être à Chambéry que le fantasme de la milice nationaliste « reconquérant » les rues a le plus été réalisé.
Luc**, un militant syndicaliste et antifasciste local raconte :
« Un communiqué non signé annonçait un rassemblement intitulé “pour les victimes françaises des émeutes” , ce samedi 1er juillet, aux alentours de 21h. Finalement une trentaine de fafs se sont réunis. Ce n’étaient pas ceux qu’on a l’habitude de croiser à Chambéry, à savoir les anciens du Bastion social et de l’Edelweiss. Eux, on les avait déjà vus toute la journée mettre la pression sur un local autogéré et menacer les personnes qui étaient à l’intérieur. Cette fois c’était plutôt des militants de Reconquête et de la Cocarde. Celui qui les dirigeait les a fait former une “ligne d’extrême droiture” – ce sont ses mots. Puis ils ont défilé dans le centre-ville et dans le quartier Covet. Mais ils ne sont pas allés jusque dans les Hauts-de-Chambéry (ndlr : le plus gros quartier populaire de la ville). »
Pendant une partie de la soirée, le groupe auto-proclamé « anti-casseurs » lance des slogans racistes : « Français réveille toi, tu es ici chez toi » et « on est chez nous ». Le défilé, solidement encadré par un service d’ordre d’une quinzaine de personnes et par des policiers, se reproduit les deux nuits suivantes. « Lundi soir, ils se sont à nouveau retrouvés en centre-ville, notamment pour chanter la Marseillaise. Ils étaient une cinquantaine, cette fois ils incitaient les passants à venir les rejoindre », continue Luc.
C’est cette nuit-là que des affrontements entre cette milice d’extrême droite et un groupe d’opposants ont finalement lieu. Selon Le Dauphiné Libéré, un militant d’extrême droite aurait alors reçu un « cocktail molotov à ses pieds » tandis qu’un autre aurait été « frappé à la tête à l’aide d’un marteau ». Cette seconde agression est par ailleurs revendiquée sur un canal Télégram antifasciste. Le préfet de Savoie a finalement interdit les manifestations dans le centre-ville de Chambéry pour la nuit suivante, du 4 au 5 juillet.
Angers : l’Alvarium assiégé
À Angers, les tensions se sont cristallisées autour du local l’Alvarium, tenu de longue date par un groupuscule nationaliste révolutionnaire du même nom. Ce dernier, dissout en 2021 par le ministère de l’intérieur, exploite cependant toujours ses locaux sous le nom de Rassemblement des étudiants de droite (RED).
Vendredi 28 juin, un rassemblement contre les violences policières rassemble environ 250 personnes dans le centre-ville d’Angers. Interdit, il est dispersé à grand renfort de gaz lacrymogène par la police. En quittant le cortège, certains manifestants passent à proximité de l’Alvarium, située à quelques pas de là, et se font attaquer par ses militants, équipés de bâtons et de battes de baseball.
La situation prend de l’ampleur le lendemain. Un faux communiqué attribué à l’Alvarium annonce une « opération nettoyage quartier ». Le groupe d’extrême droite a beau réactiver ses comptes sur les réseaux sociaux (alors qu’il n’en a pas le droit car il est dissout) pour démentir, un rassemblement à proximité de l’Alvarium s’organise dans la soirée du samedi soir, en représailles. « Des jeunes des quartiers ont commencé à arriver, ils avaient entendu des trucs racistes la veille et ça a mis le feu au poudre », relate Bernard, militant du réseau angevin antifasciste (RAAF). Cette fois, les militants d’extrême droite sont une soixantaine, se permettent un petite patrouille dans le centre-ville et « [poursuivent] en courant des individus, armés d’un couteau et de bâtons », signale un arrêté de la ville d’Angers qui interdira l’accès à la rue qui mène à l’Alvarium à l’issue de cette soirée. Enfin, dans la nuit de lundi à mardi, des affrontements ont encore eu lieu à proximité du local. Cette fois, les nationalistes sont aidés par leur alliés parisiens du GUD.
Milice d’extrême droite : l’avant garde du racisme
Pour l’heure, ces quelques tentatives de constitution de milice restent à mi-chemin entre l’agitation-propagande et la réelle volonté de s’opposer aux révoltés. Elles sont relativement isolées et il reste peu probable que les militants d’extrême droite, malgré leurs fantasmes, se substituent réellement à la police. Pour autant, s’ils sont les premiers à sortir dans la rue pour montrer les muscles, ces derniers ne sont pas les seuls à voir dans la révolte des habitants des quartiers populaires « une guerre ». Ils partagent cette idée avec un certain nombre de policiers et de militaires, particulièrement sensibles aux thèses de l’extrême droite.
« Aujourd’hui, les policiers sont au combat car nous sommes en guerre », assurent Alliance et UNSA-Police, dans un communiqué martial publié le 30 juin. Dans ce texte, qui n’a rien à envier à ceux de Reconquête, ces deux syndicats policiers, qui constituent un bloc de 49,5% des voix exprimés lors des élections professionnelles, appellent au « combat contre ces “nuisibles” » et à « mettre les interpellés hors d’état de nuire ». Leur déclaration joue avec l’idée d’une autonomisation de la « famille police » (selon leurs termes), que l’action d’un gouvernement trop laxiste aurait rendue nécessaire.
Certains militaires ne sont quant-à eux pas en reste. Ainsi à Lorient, dans la nuit du 30 juin au 1er juillet un mystérieux commando ici encore auto-proclamé « anti-casseurs », a procédé à l’arrestation de jeunes qui se livraient à des destructions de bien, en bonne intelligence avec la police. L’un de ses membres a reconnu auprès du journal Ouest-France être un militaire « ayant déjà à son actif plusieurs missions à l’étranger dans des zones de conflit ». Peu étonnant dans cette ville bretonne qui abrite 4000 militaires de la marine nationale. Selon les informations de Mediapart, le ministère des armées a ouvert une enquête administrative. Car, si l’article 73 du Code de procédure pénale prévoit les interpellations par de simples citoyens, plusieurs questions se posent. « D’abord le fait que les membres de ce groupe se soient dissimulés sous des cagoules et des cache-nez pour interpeller d’autres citoyens. Ensuite, le caractère musclé de leur intervention qu’a reconnu le milicien interviewé par Ouest-France », écrit Médiapart.
Enfin, dans la soirée du 4 juillet, pendant que des militaires, des policiers et des militants d’extrême droite rêvent de pouvoir laisser libre cours à leur violence, on apprend qu’un homme de 27 ans est décédé dans la nuit du 1 au 2 juillet en marge de scènes de casse à Marseille. « Les éléments de l’enquête permettent de retenir comme probable un décès causé par un choc violent au niveau du thorax causé par le tir d’un projectile de “type flash-ball” », indique le parquet au journal La Marseillaise.
* La presse a pris l’habitude de qualifier « d’émeute » les situations de confrontation avec la police, ou de casse, lorsqu’elles sont menées massivement par des personnes issues des quartiers populaires. Nous lui préférons celui de « révolte » , qui n’oublie pas que ces violences ont des causes politiques.
** Prénom modifié
Crédit Photo : Marcos Quinones (archive)
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