Depuis la fin du mois de février, les enseignants du 93 demandent la mise en place d’un plan d’urgence pour l’éducation dans leur département. Plus de 2000 d’entre eux ont manifesté dans les rues de Paris ce jeudi 21 mars, soutenus par certains de leurs élèves. Assemblées générales, blocages, manifestations mais aussi crainte de la répression, les lycéens du 93 font l’apprentissage du militantisme.
Mobilisés depuis bientôt un mois, les enseignants du 93 ont pu compter, début mars, sur l’ingéniosité de leurs élèves sur les réseaux sociaux pour donner une tonalité nouvelle au mouvement. Une vidéo TikTok tournée par les lycéens de Blaise Cendrars, à Sevran, comptabilise désormais plus d’un million de vues sur la plateforme. Manque de personnel, profs non remplacés, bâtiments vétustes, elle résume à elle seule une partie des maux de l’Education nationale, décuplés en Seine-Saint-Denis. Et elle a fait exploser la visibilité de la mobilisation en cours autour du « plan d’urgence pour le 93 », un mot d’ordre intersyndical exigeant de nouveaux postes et des rénovations d’établissement pour un total de 358 millions d’euros.
Au lycée Louis-Le-grand, situé dans le 5e arrondissement de Paris, des lycéens ont aussi réalisé une vidéo TikTok, cette fois pour essayer de tordre le cou aux clichés qui entourent leur prestigieux établissement. Mais les élèves de Blaise Cendrars, eux, en ont surtout retenu la splendeur du bâti : « La première fois que j’ai vu cette vidéo, je me suis dit : « c’est normal que ce soit aussi beau, c’est un lycée de Paris ». Mais en fait, quand j’ai fait la comparaison avec notre lycée, je me suis dit que non, ce n’était pas normal », raconte Sam, lycéen en classe de 1ère à « Cendrars ».
Plan d’urgence : la grève des enseignants s’ancre dans le 93
Estelle, elle aussi en classe de première, poursuit : « Avant je ne me rendais pas compte que le lycée était en très mauvais état, je le voyais, mais je me disais que c’était normal parce qu’on est dans le 93. J’ai grandi ici, j’ai toujours connu ça. Au collège c’était pareil, les profs absents n’étaient pas remplacés. À Louis-Le-Grand, ils ont des moulures au plafond. Nous, on n’a pas de plafond tout court ! ». Ce jeudi 21 mars, une quinzaine d’élèves et quelques professeurs grévistes se sont retrouvés devant Blaise Cendrars pour se rendre à la manifestation à Paris ensemble. Ils retrouveront d’autres lycéens, dont ceux de Jean Zay à Aulnay-Sous-Bois, l’un des établissements du 93 où les élèves sont pleinement mobilisés.
Plan d’urgence 93 : s’organiser malgré la crainte de la répression
Clément, prof de philo au lycée Jean Zay d’Aulnay-Sous-Bois, voit d’un très bon œil la mobilisation de ses élèves. « On était très content de voir nos élèves se mobiliser de manière très responsable et très politique». Mais s’il espère voir émerger un mouvement lycéen, il sait d’expérience que dans le 93, la répression est forte sur les blocages en cas de débordements, de quoi refroidir bon nombre d’élèves. Mobilisés avec Jean Zay et Cendrars, les lycéens de Jacques Brel, à La Courneuve, étaient absents de la manif de jeudi. Au même moment se tenait dans leur ville une marche blanche en hommage à Wanys, 18 ans, tué par la police une semaine plus tôt.
Néanmoins, dès le 26 février, la mobilisation des professeurs a créé une prise de conscience chez certains lycéens. Mieux, elle leur a offert des moyens de s’organiser. Les premières assemblées générales ont été ouvertes aux élèves, qui dès le début, ont compris que les revendications les concernaient. « Ce ne sont pas les profs qui nous ont poussé à nous mobiliser, on l’a fait par ce que ça nous touche aussi. Maintenant on se soutient tous ensemble, les profs ont leur piquet de grève, on a notre blocus, et on s’aide mutuellement », détaille Estelle. Dès les premiers jours de mobilisation, des comptes Twitter et Instagram sont ouverts, des boucles WhatsApp et Snapchat permettent de poursuivre les discussions hors AG : les élèves ont pris en main leur propre lutte. Ils ont aussi essayé de créer des ponts avec les autres établissements autour d’eux.
Apprendre à militer, « le choc des savoirs » façon Blaise Cendrars
Façon sortie scolaire, le petit groupe se met en marche vers le RER, où des tickets sont distribués aux élèves. Dans une ambiance décontractée, on discute de la lutte en cours, on rigole des profs qui dansent en manif, on évoque plus librement les problèmes du quotidien. « Ça crée des liens particuliers entre nous, glisse Melissa, prof de français au lycée depuis cinq ans. Ils ont aussi envie de se nourrir de nos expériences, en venant assister aux AG. Maintenant, c’est eux qui les animent. Tour de parole, ordre du jour, vote, ils apprennent très vite parce que ça répond à un besoin qu’ils avaient déjà identifié », poursuit-elle. Estelle et Clara, les deux lycéennes, tiennent à militer « en gardant le smile, en étant positives, jusqu’à ce qu’on se fasse entendre », clament-elles.
Dans le cortège parisien, le groupe de lycéens détonne. Une enceinte envoie Bella de Maitre Gim’s et le mégaphone se transforme en micro de karaoké. « On est connu maintenant aux manifs, on nous demande de venir en tête de cortège », s’exaltent les deux lycéennes. Le groupe de Cendrars retrouve d’autres élèves, ceux du lycée Jean Zay d’Aulnay-Sous-Bois, l’un des lycées du 93 où les élèves sont pleinement mobilisés. Mehdi, en classe de seconde à Jean Zay, tient fermement la banderole aux couleurs de son établissement. Plein de détermination, il voit la mobilisation des lycéens comme un mouvement qui doit encore éclore, en parallèle de celui des profs : « On va continuer jusqu’à ce qu’on obtienne ce qu’on veut, et que les profs soient là ou non, on continuera ». Lui aussi dénonce les problèmes de vétusté de son établissement, le CDI fermé depuis la rentrée, les surveillants sans vie scolaire, le manque de prof, les classes mal isolées, les fenêtres qui ne se ferment pas, la moisissure sur les murs.
Surveillants, lycéens, parents, profs : un mouvement pour les services publics qui s’étend
Ce mouvement a la particularité de ne pas se focaliser sur les conditions de travail ou les rémunérations des professeurs, mais bien sur les conditions d’enseignement, et plus largement sur le service public de l’éducation. De quoi faire converger les lycéens mais aussi les parents d’élèves, présents dans les assemblées générales et les réunions d’information qui se tiennent régulièrement dans tout le département. Préparé depuis octobre, ce mouvement a émergé grâce à un plan d’urgence chiffré, créé par l’intersyndicale du 93 et censé apporter des solutions aux problèmes structurels de l’enseignant en Seine-Saint-Denis.
Le « choc des savoirs », promis par Gabriel Attal en décembre dernier, qui vise à créer des classes par niveau, a ajouté la colère des parents d’élèves à celle des enseignants. « Le choc des savoirs a beaucoup choqué», soulève le professeur, agréablement surpris par le soutien apporté par les parents d’élèves. « C’est une mobilisation pour le service public, tout le monde est concerné par ce sujet », poursuit-il. Melissa, la prof de français du lycée Blaise Cendrars abonde : « La communauté éducative défend ses conditions de travail, mais c’est presque accessoire, ce qu’on défend surtout, c’est les conditions d’apprentissage. L’avenir des enfants, ça parle à tout le monde ».
Une nouvelle journée d’action est prévue vendredi 29 mars en Seine-Saint-Denis, tandis que le mouvement s’étend à d’autres départements d’Île-de-France. Dans le Val-de-Marne, et le Val-d’Oise, les réunions publiques et les assemblées générales se sont enchaînées ces derniers jours. Ce jeudi, une assemblée générale de l’ensemble de l’Île-de-France a décidé de suivre l’agenda des mobilisations de Seine-Saint-Denis dans les autres départements. Des actions locales sont déjà prévues dans le Val-d’Oise et le Val-de-Marne la semaine prochaine.
Les lycéens, eux, sont déterminés à continuer la lutte dans leurs établissements, tout en poursuivant la construction d’un mouvement plus large. « Pour obtenir un plan d’urgence dans le 93, on a vraiment besoin des lycéens, plus on sera, plus on fera entendre nos revendications », espère Mehdi, avant de disparaître dans le cortège de chants, de drapeaux et de banderoles.
Photos : Simon Mauvieux
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