« J’ai travaillé jusqu’à neuf mois de grossesse » : 24 trieurs de déchets sans papiers attaquent leurs entreprises en justice

Employés de 2019 à 2022 par une entreprise de traitement de déchets, 24 personnes sans papiers attaquent en justice les géants du secteur qui y ont fait appel. Soutenus par la CGT, ils dénoncent une situation de marchandage et de travail dissimulé. Ce 26 mars, Rapports de Force les a rencontrés lors d’une audience au conseil des prud’hommes, finalement reportée en septembre.

« Représenté ».

« Représenté ».

13h00 – Chacun à leur tour, les avocats répondent présents à l’appel de leurs clients, annoncés par la greffière du tribunal qui n’en finit plus d’égrener les noms des entreprises de traitement de déchets. Derrière cet arc-de-cercle de robes noires, il y a la foule des grandes procédures dans la salle d’audience du tribunal de commerce et des services du conseil des prud’hommes de Paris, ce 26 mars après-midi. Serrée sur les bancs, la plupart des 24 personnes étrangères sans papiers employées par l’entreprise NTI-Environnement de 2019 à 2022 sont présentes. Toutes ont saisi le tribunal du travail contre pas moins d’une quinzaine de filiales des géants du secteur (Paprec, Véolia, Suez…) en tant que donneurs d’ordre de cette société NTI, aujourd’hui liquidée.

Dans la salle, les plaignants écoutent attentivement les juristes s’échanger des subtilités juridiques à coup de « non-respect du contradictoire » ou du calendrier, en raison d’envoi trop tardif de pièces… Seule contre tous les défendeurs des entreprises, l’avocate des plaignants, Maître Katia Piantino, dit ne pouvoir « travailler dans ces conditions ».

13h35- La cour se retire pour délibérer au sujet d’un éventuel report. L’auditoire en profite pour s’aérer. 

Casquette vissée sur la tête, lunette sur le nez, Youssef s’assoit sur les chaises couloir. Ce Marocain est arrivé en France au début des années 2010 et a débuté quatre ans plus tard chez OPS, devenu NTI-Environnement en 2019. « J’ai commencé balayeur, j’ai fini conducteur d’engin… Au black, comme on dit ». Tous les jours, il est attitré à l’incinération des ordures ménagères. « C’est la dernière étape des déchets, pas recyclés ».

Youssef est notamment chargé de l’entretien du four que le mâchefer remplit en happant tous les détritus avant que ceux-ci soient brûlés.  « Pour le cramer, ils le mélangent à des produits dangereux. Dans l’atelier, l’air est sale et toxique ».

Pourtant, Youssef et ses collègues manquent de vraies combinaisons pour travailler. « Nos masques ? On aurait dit des mouchoirs ». Un jour, Youssef entre avec certains d’entre eux dans le four pour désencombrer le mâchefer des déchets restants. « Y’avait tellement de poussières que j’arrivais pas à respirer, j’ai arraché le masque mais j’ai failli m’étouffer ». Sans papiers, non déclaré, ce père de deux enfants a mis sa santé en danger sans compter ses heures. « Si je vais voir le médecin, je ne sais pas ce qu’il va me trouver comme maladie… J’ai respiré que de la merde ».

Hicham, écouteur fixé à l’oreille, attend dans le couloir du tribunal. Lui aussi bossait à l’incinération. Et lui non plus n’a pas chômé toutes ces années. « Parfois, j’enchaînais sur plusieurs sites en une journée ». La nuit dans une entreprise, le matin à 8h dans une autre. D’autres fois, il embauchait à 6h du matin jusqu’à 14h puis « je changeais juste de poste, je continuais dans la même usine ».

Tous ces horaires à rallonge ne sont pas vraiment rémunérés au minimum légal. « 60 euros le jour, 80 la nuit », dénoncent en chœur les anciens de NTI qui discutent dans le hall. Quand ils sont payés… Parmi le groupe, cinq femmes. « On travaillait sans être payées de nos heures supplémentaires », commence Fatima, venue avec ses enfants. « Ni les jours fériés, ni la nuit », ajoutent aussitôt ses collègues.

Elles sont toutes trieuses. Pendant sept heures d’affilée, elles se tenaient au bord du tapis roulant à ôter les ordures que la machine n’a pas réussi à trier. Quand le tapis s’arrêtait, elles passaient alors au nettoyage des lieux. Foulard sur la tête, Aïcha, qui paraît plus jeune que les autres, montre une photo de l’atelier. On les voit, portant chasuble et masque en papier, affairées derrière un réseau de tapis roulants. On distingue que le ventre de l’une d’elle paraît plus qu’arrondi… Il s’agit de Hind, 28 ans. L’intéressée nous confirme : « Oui j’ai travaillé enceinte… Jusqu’à mes neuf mois de grossesse, parfois de nuit ». Une autre femme aurait été également privée de congés maternité.

Enceinte, à exercer l’un des métiers les plus pénibles et les plus propices aux accidents du travail. Refuser n’a cependant jamais été une option. Refuser, c’est risquer de ne plus être appelée pour travailler. « Nous les blédards, tente de généraliser Youssef, on n’a pas le temps de réclamer des droits, on n’est là que pour travailler parce qu’on a une famille à nourrir, un loyer à payer ». Mais ça, c’était avant que «l’accident de travail ne fasse déborder le vase… », nuance-t-il.

Février 2022 : un de leurs collègues chute de quatre mètres de haut sur un site de Paprec à Nanterre. Un des caillebotis métalliques qui font office de plancher avait été enlevé, ne laissant que le vide sous ses pieds. Par miracle, ce rondier, chargé de vérifier le matériel, a réussi à se rattraper. Il se fracture l’épaule. L’accident n’est pas déclaré.

L’homme alerte l’inspection du travail qui procède à un contrôle sur quatre centres de tri franciliens. Celle-ci constate l’emploi de personnes en situation irrégulière et traduit ce que tout le monde vit ici en une liste de manquements juridiques aux droits élémentaires… Pas de contrat de travail, pas de rémunération légale, pas de prime, pas de congés maternité, pas d’arrêt maladie, pas d’équipement de protection suffisante, pas de visite médicale, pas de durée maximale de travail, pas d’indemnité transport, pas de respect de la convention collective etc…

Une zone de non droit du travail, ouverte à tous les chantages… Certaines femmes disent avoir dû faire le ménage au domicile de leur chef le week-end pour avoir le droit de retravailler. Toutes et tous ici sont tenus à ces chefs par relation personnelle, par interconnaissance. Toutes et tous ici sont Marocains. Comme le patron, natif de la même région… Seuls Hind et son mari sont algériens.

« Une mafia », résument certains. Durant la suspension de séance, leur avocate emploie d’autres mots. « C’est l’illustration parfaite d’une exploitation communautaire », explique Maître Katia Piantino. « On n’est jamais mieux exploités que par ses pairs, raille-t-elle. On les soumet à des conditions ultra-pénibles sous l’illusion d’une aide fraternelle à la régularisation ou à gagner beaucoup d’argent ». Une instruction pénale est également en cours pour « traite d’êtres humains ».

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Aux prud’hommes non plus, les griefs ne manquent pas. « Prêt illicite de main-d’œuvre », « emploi d’étrangers sans titre de séjour » et « travail dissimulé », énumère la représentante des parties civiles qui visent surtout la responsabilité des grands groupes du secteur. « Ils ont profité de cette main d’œuvre hyper bon marché », poursuit-elle, accompagnée d’une grosse valise jaune à roulettes.

« Vous êtes venue de loin pour un simple report d’audience ? », on s’étonne…

« Non non, je suis de Paris. Pourquoi ? »

« C’est pas votre valise ? »

« Ah si, mais c’est le dossier ».

Maître Piantino l’ouvre devant nous. Les deux énormes dossiers qu’elle en sort, puis ceux un peu moins épais, « les individuels », montrent l’étendue de cette affaire juridique. En août 2023, un premier groupe de 11 saisissait le conseil des prud’hommes avant d’être rejoint en juin 2024 par 13 autres collègues dans une deuxième procédure, dont l’audience aura lieu en novembre prochain. Si aux Prud’hommes, il y a un dossier par plaignant, tous « ont subi pendant des années les mêmes conditions indignes de travail, les mêmes discriminations, la même exploitation », résume la juriste.

« C’est un collectif de travail, tient à rappeler Ali Chaligui. Face à leur hyper vulnérabilité, ils n’ont d’autres alternatives que de se soutenir les unes, les uns, les autres… », poursuit le délégué la CGT Transports qui soutient leur combat.

Soutenus par leur syndicat, l’occupation à l’été 2023 d’un site parisien de Veolia par les 11 premiers plaignants avait permis leur régularisation et leur embauche, déclarée cette fois, chez ce principal donneur d’ordre de NTI. Veolia indiquait alors à l’AFP ignorer « l’éventuel emploi de salariés sans papiers par NTI ». Tous les leaders du secteur se défendent d’avoir eu connaissance d’une telle situation.

Pour l’avocate des travailleurs, l’enjeu réside plutôt dans le non-respect de leur obligation de vigilance. Toute société doit légalement vérifier tous les six mois la liste des personnes embauchées par son prestataire ainsi que leur statut légal. Veolia assurait avoir demandé régulièrement « des attestations de vigilance de l’Urssaf » et avoir cessé sa relation avec NTI, après avoir « détecté des incohérences dans les éléments de réponses fournis ».

Sauf qu’aucun des rares documents fournis par les entreprises accusées ne paraît conforme, fait valoir Maître Piantino pour qui la situation s’apparente plutôt du « marchandage » qu’à de la sous-traitance. Le code du travail prévoit que l’externalisation de certaines missions n’est justifiée qu’en cas de défaut de compétence ou de matériel approprié. Là, les tâches confiées à Youssef, Aboudar, Aïcha et les autres sont au « cœur du métier de tri ». Si les donneurs d’ordre ressentaient un besoin de renfort d’activité, décrypte la conseil, ils auraient dû faire appel à des CDD ou à une entreprise d’intérim. Pas à un sous-traitant comme NTI. Au nom de la « solidarité financière » avec leur sous-traitant, dans le paiement des rappels de salaires, les parties civiles réclament aux géants du traitement des déchets environ 100 000 euros de dommages et intérêts par travailleur.

14h00 – La cour rend son délibéré. L’audience est reportée au 26 septembre. « Ça va faire bientôt deux ans que ces salariés précaires attendent justice et réparation », remarque l’avocate. Et l’affaire n’a toujours pas été examinée sur le fond. Faisant partie du deuxième groupe, Youssef devra lui patienter jusqu’en en novembre pour voir son dossier étudié par le conseil des prudhommes. Qu’en espère-t-il ? Il cherche ses mots. « Il y a un mot en arabe…. Comment on dit en français ? » Il demande à son téléphone de le traduire et nous montre l’écran. On lit : « compensation ». « Voilà j’attends la compensation pour tout ce qu’ils nous ont fait ». Avant d’ajouter, en français cette fois : « Et la dignité »…

Crédit photo : Cgt Transports