Quelles réponses politiques apporter aux révoltes qui ont fait suite à la mort de Nahel ? Gouvernement, droite, gauche, tout le monde a son avis. Du côté du mouvement social, on tente aussi d’apporter un soutien et des réponses aux quartiers populaires. Mais les points de rencontre et les surfaces de contact font encore défaut.
La séquence peut-elle se clore ainsi ? Après la mort du jeune Nahel, 17 ans, tué le 27 juin par un policier à Nanterre. Après 7 nuits de révoltes* consécutives dans plus de 553 communes françaises, les réponses politiques à apporter divergent.
Côté pouvoir, on plaque rapidement sur le réel les solutions qui arrangent. « D’évidence, nous avons un problème d’autorité qui commence par la famille » a déclaré Emmanuel Macron lors d’un déplacement le 6 juillet à Pau. Le président ne devrait toutefois pas annoncer de nouvelles mesures avant la rentrée de septembre. Contrairement à ce qui était attendu, il ne s’exprimera pas ce 14 juillet, journée de fête nationale connue pour être propice aux affrontements urbains. Alors que 130 000 policiers et gendarmes seront mobilisés ce jour-là et que les bus et les tramways s’arrêteront à 22h dans plusieurs grandes agglomérations, l’heure de se fendre d’un discours rassurant n’est pas venue.
La droite, extrême ou même pas, n’a quant à elle pas attendu longtemps pour cibler l’immigration comme la première cause des révoltes. Les pires sorties racistes ont été de mise dont celle, particulièrement outrancière, du patron des Républicains au Sénat, Bruno Retailleau. Des tentatives de constitution de milice ont également eu lieu dans plusieurs villes. À Gauche, La France Insoumise propose une réforme de la police et un plan d’investissement dans les banlieues.
Racisme systémique dans la police
Côté mouvement social, on a aussi des idées. Lors d’une réunion réunissant le patronat, les syndicats et le gouvernement ce mercredi 12 juillet, Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, a demandé l’organisation d’un « grand débat citoyen sur le lien police/population », ainsi qu’« une vraie politique en direction de la jeunesse et des quartiers populaires, le renforcement des services publics, la lutte contre les inégalités sociales et la revalorisation du travail ».
Cette volonté dépasse la seule CGT. Dès la mort de Nahel, des organisations syndicales, politiques ou associatives classées à gauche ont souhaité souligner leur compréhension des problématiques qui ont donné lieu à ces révoltes. Sophie Binet a même pointé sur France 2 « un racisme systémique qu’il y a dans la société française et notamment dans la police », s’appuyant sur les propos du défenseur des droits. Une déclaration loin de faire l’unanimité au sein de l’intersyndicale qui s’est battue contre la réforme des retraites, Frédéric Souillot, secrétaire général de Force Ouvrière s’en est d’ailleurs dissocié rapidement.
Le point d’orgue de cette solidarité entre mouvement social et quartiers populaires demeure sans doute l’appel « Notre pays est en deuil et en colère », signée par 122 organisations dont les principaux partis politiques de gauche (PCF et PS exclus), la CGT, Solidaires, la FSU, Attac ainsi que de nombreuses associations et collectifs qui militent dans les quartiers populaires. Il a donné lieu à 42 manifestations (selon notre recensement) le 8 juillet partout en France et appelle à une nouvelle manifestation contre les violences policières ce samedi 15 juillet à 14h place de la République. Depuis, cette manifestation a elle aussi été interdite par Gérald Darmanin.
Un tournant
« C’est un tournant de voir des syndicats comme la CGT et Solidaires, ATTAC et des organisations politiques comme la France Insoumise ou même EELV participer à cette marche du 8 juillet. On peut se féliciter nous les militants de quartiers populaires et antiracistes qui ont fait un travail acharné pour que les forces de gauche prennent en considération la question du racisme systémique et des violences policières dans les quartiers », soutient Youcef Brakni, membre historique du collectif Justice et Vérité pour Adama, dans une interview donnée à Révolution Permanente.
Julien Talpin, sociologue spécialiste des quartiers populaires précise : « C’est vrai que depuis 2005, il y a eu un aggiornamento (ndlr : un mise à jour) de certains partis de gauche sur la question des quartiers populaires. Pour La France Insoumise, ce virage s’est opéré en 2019, avec la participation à la marche contre l’islamophobie. Mais aussi en 2020, lors des manifestations qui ont eu lieu à la mort de Georges Floyd ».
Interrogé dans un précédent article, Théo Roumier, enseignant et auteur de réflexions sur la question de l’antiracisme et du syndicalisme pour les cahiers de Solidaires, estime que le tournant date de 2015 pour ce qui est de son syndicat. « [C’était] l’époque de l’état d’urgence et de la déchéance de nationalité.(…). A ce moment-là, les mouvements contre les violences policières, contre l’islamophobie, ou ceux dits de “l’antiracisme politique“, ont poussé le syndicalisme à se poser des questions », racontait le syndicaliste.
Racisme et sexisme au travail : des luttes qui s’imposent dans les conflits sociaux
A la différence des partis politiques de gauche qui disposent d’élus, le mouvement social doit mobiliser massivement pour que ses propositions puissent être portées. Surtout, il ne peut pas se passer de la présence des premières et premiers concerné·es. Or le faible taux de participation des habitants des quartiers populaires aux manifestations du 8 juillet rappelle que ces derniers sont encore loin de se reconnaître dans les organisations signataires de l’appel « Notre pays est en deuil et en colère ».
Des manifs peu fournies
En effet, les manifestations du 8 juillet ont été relativement peu fournies. Quelques milliers de personnes place de la République à Paris, où la manifestation qui remplaçait celle interdite à Beaumont-sur-Oise a également été interdite, puis fortement réprimée. Entre 450 personnes et 1200 à Lyon, alors que la manifestation prenait sa source à Vénissieux, ville de banlieue qui compte de gros quartiers populaires. Quelques centaines, voire dizaines, dans des villes plus petites. Bien souvent la présence d’habitants des quartiers populaires était marginale. « C’est difficile d’expliquer pourquoi il y a eu peu de monde dans les manifestations du 8 juillet. Il y en a eu moins qu’en 2020 lors des manifs George Floyd. Ce qui est sûr c’est que la gauche est dans une incapacité de structurer la colère des quartiers populaires », explique Julien Talpin.
Mais les manifestations du 8 juillet ne sont pas les seules à avoir eu lieue depuis la mort de Nahel. D’autres se sont tenues, dont la plus massive : la marche blanche organisée à Nanterre en mémoire du jeune homme le 29 juin (6200 personnes selon la préfecture). Parfois, elles ont eu lieu directement dans les quartiers populaires, comme au Mirail à Toulouse, mais aussi en centre-ville comme à Lyon, sur la place de l’Hôtel de ville, où à Marseille devant la préfecture. Souvent, elles ont abouti à des confrontations avec la police. De plus, il est probable que certaines de ces manifestations soient passées sous les radars de la presse (Rapports de force compris) faute de relais organisationnels et faute d’une assez bonne connaissance de ces quartiers par les journalistes. « Surtout il ne faut pas oublier que les réactions émeutières sont aussi des modes d’action », souligne Julien Talpin.
Autonomie des quartiers populaires ?
La difficile jonction entre le mouvement social et les quartiers populaires s’explique aussi par la faiblesse des organisations de ces quartiers. Cette dernière est étudiée de longue date par Julien Talpin :
« Les adolescents des quartiers populaires sont très éloignés des organisations qui militent pour eux. D’ailleurs, leurs militants reconnaissent eux-mêmes qu’ils ont été dépassés par les conséquences de la mort de Nahel. Certaines associations, lorsqu’elles ont un caractère hybride, à mi-chemin entre le politique et l’associatif, peuvent avoir une base sociale auprès de la jeunesse, en développant de l’aide aux devoirs ou d’autres activités, par exemple. Mais pour ce qui est des organisations plus strictement militantes, elles ont un ancrage plus limité.Il y a des facteurs externes qui expliquent cela. En premier lieu : la répression. Le comité Adama en a encore donné un exemple ce 8 juillet avec la mise en garde à vue de Youssouf Traoré et les deux interdictions qui ont visé sa manifestation. Il y a aussi les logiques clientélistes mises en place par les pouvoirs locaux, le manque de locaux et de financements pour s’organiser ou encore la disqualification des militants, notamment en les assimilant tout de suite à des islamistes…tout autant de facteur qui démobilise les quartiers populaires.
Ensuite il y a aussi des facteurs internes. Les modes d’action que proposent ces associations ne collent pas forcément aux attentes des jeunes. Elles pensent que lutter contre le racisme c’est d’abord mener une bataille culturelle et cela passe souvent par des modes d’action intellectualisants : conférences, expositions, débats qui correspondent pas aux formes d’activismes souhaité par ces jeunes. Il y a aussi de la division. Des désaccords stratégiques sur la question du rapport à la gauche, au rapport à l’Etat et à ses financements… Enfin, les guerres d’égo sont souvent mises en avant par les militants que j’interroge. Comme dans toutes les organisations politiques, sans doute, mais dans les quartiers populaires c’est amplifié parce que les ressources disponibles sont maigres et que la précarité peu pousser à des conflits pour s’accaparer certaines d’entre elles. »
La voie électorale a aussi été envisagée. Sans grand résultat pour l’heure. Le collectif On s’en mêle, constitué de militants des quartiers populaires, a appelé à soutenir la candidature de Jean-Luc Mélenchon en 2022. Mais il s’est finalement avoué déçu de s’être retrouvé insuffisamment représenté lors des candidatures aux législatives, au profit d’autres candidats de la NUPES. « Après les accords nationaux de la NUPES, on sent bien que la représentativité n’y est pas », estime Abdelkader Lahmar, candidat NUPES dans la 7e circonscription du Rhône et membre du collectif On s’en mêle.
La lutte contre la répression
Quel sera l’avenir du cadre unitaire liant la gauche sociale et politique aux associations de militants des quartiers populaires ? « Il est probable que l’aggiornamento de la gauche sur la question des quartiers populaires rende plus facile la construction de leur autonomie politique », suggère Julien Talpin. Si personne n’a de boule de cristal, Youcef Brakni, lui, a une boussole.
« Je crois que ce qui se joue pour nous maintenant c’est la question de la répression, car l’État va mettre en place une répression inouïe, ils vont aller chercher des jeunes chez eux, faire des perquisitions… L’État va mettre des moyens considérables pour continuer la répression. Il faut donc que ces forces de gauche se mobilisent contre toutes les lois liberticides qui vont arriver. Car avec ces révoltes ces lois vont passer un cap, on parle déjà d’une attaque répressive sur les réseaux sociaux. L’enjeu aujourd’hui, c’est donc la constitution d’un front large contre la répression en cours et contre celle qui va se poursuivre, contre les militants antiracistes notamment. »
De fait, depuis le 27 juin, 3915 arrestations (dont 1244 mineurs) ont eu lieu en marge des scènes de révolte et 374 comparutions immédiates. Comme nous le rapportions lors d’un reportage au tribunal, les peines prononcées à l’égard des personnes arrêtées sont souvent lourdes. Et la répression ne s’est pas abattue qu’au tribunal mais aussi sur les corps, parfois de manière mortelle. Ainsi, Mohammed, 27 ans, livreur Uber Eats à Marseille est décédé dans la nuit du 1 au 2 juillet en marge de scènes de casse à Marseille « à la suite d’un choc violent au niveau du thorax causé par le tir d’un projectile de “type flash-ball” », a indiqué le parquet de Marseille.
* La presse a pris l’habitude de qualifier « d’émeute » les situations de confrontation avec la police, ou de casse, lorsqu’elles sont menées massivement par des personnes issues des quartiers populaires. Nous lui préférons celui de « révolte » , qui n’oublie pas que ces violences ont des causes politiques.
Toutes les photos sont de Serge D’ignazio. Merci à lui pour son travail.
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