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Pourquoi la corruption prospère dans le syndicalisme du nettoyage


 

De récentes révélations médiatiques ont mis à nouveau en lumière la corruption qui sévit dans le syndicalisme du nettoyage. Mais de quoi parle-t-on vraiment ? Et pourquoi ces pratiques, connues dans le petit monde syndical, n’ont-t-elles pas été éradiquées ?

 

« J’ai refusé de signer leur accord de fin de conflit. À partir de là, j’ai été dans le viseur du patron mais aussi de la CGT propreté », raconte Lamine Faty, ex délégué syndical CGT propreté au sein de l’hôpital parisien Georges Pompidou.

Nous sommes le 1er mars 2021 : les salariés qui assurent le nettoyage de plusieurs hôpitaux parisiens entrent en grève pour s’opposer à la dégradation de leurs conditions de travail. L’entreprise sous-traitante Challancin vient de récupérer le marché du nettoyage. Elle est contrainte de reprendre tous les salariés déjà embauchés par l’entreprise sous-traitante précédente, comme l’y contraint l’annexe 7 de la convention collective de la propreté. Mais comme souvent dans ce secteur, c’est surtout l’occasion de rogner sur les conditions de travail.

« Lorsqu’un hôpital change de sous‐traitant, c’est souvent parce qu’il a trouvé une entreprise qui lui propose une prestation moins chère. Et comme dans ce secteur le matériel coûte peu, on se débrouille pour faire des économies et être compétitif : on réduit les effectifs, le nombre d’heures, on travaille à flux tendu. Les agents sont les premiers à en subir les conséquences », décrypte la sociologue Frédérique Barnier, spécialiste des conditions de travail dans le secteur du nettoyage.

 

« Il a fait signer un accord dans mon dos »

 

À peine arrivée, la direction de Challancin commence à faire signer individuellement aux salariés des avenants désavantageux à leurs contrats de travail. Lamine Faty s’y oppose, prépare une grève et établit une liste de revendications. « On exigeait notamment le respect du 13e mois pour tous et de l’annexe 7. On avait aussi d’autres demandes, comme une prime de vacances », se remémore-t-il.

Après deux jours de grève, un protocole de fin de conflit est signé. Victoire ? « Non, on s’est fait rouler. Un autre représentant de la CGT propreté, qui ne travaillait même pas sur le site, a fait signer dans mon dos un accord ridicule. Seuls les salariés ayant plus de 5 ans d’ancienneté ont eu droit au 13e mois et la direction nous a versé des primes ridicules. » Selon ce protocole, que Rapports de force a pu consulter, une prime de 500 à 900€ brut (selon l’ancienneté) a été promise aux salariés à temps plein. Or, sur ces sites, les employés restent rarement longtemps et travaillent souvent à temps partiel. Lamine Faty refuse de signer cet accord au rabais. Pour lui, c’est le début des problèmes. « J’ai été licencié par Challancin, ça on pouvait s’y attendre. Mais surtout, je n’ai obtenu aucun soutien de mon syndicat, la CGT propreté », dénonce-t-il.

 

Pots de vin dans le syndicalisme du nettoyage

 

« Briseurs de grève », « corrompus », « alliés du patrons ». C’est en ces termes que l’on peut entendre parler des syndicats du nettoyage quand on évoque le sujet avec des syndicalistes avertis. Des éléments documentant leur corruption sont d’ailleurs connus de longue date.

Dès 2014, un jugement du tribunal de grande instance de Paris condamne trois responsables de la CGT propreté, dont l’ancien secrétaire général, à des peines de prison avec sursis pour des « agissements frauduleux ». En 2007, ces derniers ont rédigé un faux procès-verbal pour permettre l’ouverture de deux comptes bancaires au nom de la CGT propreté. Sur ces derniers, ils ont reçu des versements d’entreprises pour un total de plus de 60 000 euros « dont l’utilisation n’a pas pu être justifiée », rappelle un article du Monde.

Mais cette condamnation est loin d’avoir mis fin aux mauvaises pratiques de ce syndicat. Dès 2015, le magazine Spécial investigation de Canal +, révèle que la CGT propreté reçoit toujours des dons de la part de sociétés de nettoyage. Dans quel but ? Le secrétaire général du syndicat, François Ngiangika, toujours en place à l’heure actuelle, s’éclipse devant la caméra.

Tout récemment, en avril 2023, un article de Médiacités révèle les pots de vin versés à ses délégués syndicaux (DS) par l’entreprise ISS-propreté. La magouille : déclarer un nombre particulièrement élevé d’heures de délégation syndicale comme des heures supplémentaires. Une pratique qui permet, selon l’article, à certains DS de doubler leur salaire. Les secrétaires généraux de la CGT propreté d’Ile-de-France et de la région lyonnaise sont tous deux mis en cause.

Contactée, la CGT nettoyage n’a pas répondu à notre demande d’interview. Mais la CGT n’est pas le seul syndicat impliqué. L’enquête révèle que ces pratiques concernent également Patrick Djibongo, secrétaire général du syndicat CFDT de la propreté. « CGT, CFDT, FO, SUD… tous les syndicats du nettoyage que j’ai pu côtoyer ont les mêmes pratiques et peuvent être mis dans le même sac », soupire Lamine Faty.

 

Pourquoi la corruption ?

 

Comment expliquer que presque tout un secteur du syndicalisme soit à ce point touché par la corruption ? « Comme c’est un secteur de sous-traitance, les salariés ne travaillent pas au sein de leur propre entreprise, mais chez des clients. Souvent ce sont des petites équipes éclatées, qui se relaient, avec des horaires fractionnées, se croisent, ne restent pas longtemps, changent d’employeur… Les employés ne se connaissent pas, c’est très difficile de faire un vrai travail syndical dans ce contexte », résume Étienne Deschamps, syndicaliste et fondateur de la CNT-SO. Ce syndicat s’est justement créé en réaction à la faiblesse et à la corruption du syndicalisme dans les secteurs les plus précaires du salariat.

Précaire, le secteur du nettoyage l’est assurément. Caractérisé par des paies au ras du Smic, proposant plus de la moitié de ses postes à temps partiel, il est en outre constitué de 80% de femmes et de près d’un tiers d’immigrés, selon une étude de la DARES publiée en 2019. « Rajoutez à cela que beaucoup de salariés sont aussi sans-papiers, ne parlent pas forcément bien le français et vivent dans des conditions précaires : vous comprenez pourquoi il est difficile de s’opposer à son patron dans ce secteur », continue Souleymane Soumarou, secrétaire général de l’union locale CGT du 17e arrondissement de Paris et salarié du nettoyage. « Même parmi les délégués syndicaux, certains ont des difficultés à lire ou à écrire. C’est encore plus facile de leur faire signer n’importe quoi », renchérit Lamine Faty.

Dans ce contexte, la corruption est bien plus facile à mettre en place. « Imagine : tu fais un travail dur, payé une misère. Un supérieur vient te voir et te propose de passer directement chef d’équipe si tu acceptes le mandat de délégué syndical. Tu peux même avoir des avantages en nature, voiture, logement… Il faut avoir les tripes sacrément syndicalistes pour refuser ça ! Une fois en place, le délégué syndical est redevable au patron et intercède en sa faveur au moment des conflits », résume Étienne Deschamps. « Le patronat du secteur a bien compris le jeu », tranche Souleymane Soumarou.

 

Résoudre le problème dans le syndicalisme du nettoyage ?

 

À la CGT, premier syndicat dans la branche propreté, certains ont bien essayé de résoudre le problème. « En 2016, l’union départementale (UD) CGT du 75 a prononcé la désaffiliation du syndicat [rupture de la section avec le syndicat sous l’étiquette duquel elle avait fait campagne, ndlr]. 87% des délégués de l’union départementale y était favorable. Un dossier fourni avait été monté pour montrer que ce syndicat était toujours du côté des patrons, qu’il pouvait même aider au licenciement de certains salariés », rembobine Danielle Cheuton, membre du collectif nettoyage de l’UD CGT 75.

Mais le syndicat, structuré régionalement, n’a pas été exclu des autres unions départementales franciliennes, et demeure toujours en activité en région parisienne. Surtout : il garde le soutien de sa fédération… Celle des ports et docks. Une affiliation étonnante, qui s’explique par l’histoire de ce secteur, rappelle le sociologue du travail Jean-Michel Denis dans un article scientifique.

« Les premières entreprises de nettoyage sont des entreprises de manutention qui ont progressivement étendu leurs activités à des tâches annexes. Ce lien à la manutention portuaire et ferroviaire explique pourquoi les salariés du nettoyage ont initialement été pris en charge par les syndicats des professions intervenant dans ce domaine d’activité : les dockers pour la CGT et FO, les cheminots pour la CFDT. »

« C’est un problème. Le secteur des ports et docks compte environ 30 000 emplois. Mais c’est sa fédération CGT qui négocie les accords de branche propreté, qui en compte 550 000 », regrette Souleymane Soumarou de l’UL CGT du 17e arrondissement. Malgré les preuves de corruption, la fédération des Ports et docks ne lâche pas son syndicat de la propreté. Interrogés en 2015 dans l’enquête de Canal +, mais aussi par Médiacités en 2023, les responsables de cette fédération semblent, à chaque fois, redécouvrir ses problèmes de corruption et ses pratiques frauduleuses.

« Les dockers ne sont pas assez nombreux pour constituer une véritable fédération. S’ils se séparent des adhérents du nettoyage, ils ne sont plus vraiment légitimes à être à la tête d’une fédération et perdent beaucoup de poids dans la CGT », décrypte Souleymane Soumarou. Enfin, les statuts de la confédération CGT laissent une grande autonomie aux fédérations professionnelles. La confédération ne peut donc pas décider, à la place des Ports et dock, de se séparer du syndicat CGT propreté. Insister en ce sens pourrait aussi conduire à se fâcher avec une profession particulièrement syndiquée et efficace lors des batailles interprofessionnelles, grâce à ses capacités de blocage. Contactée, la CGT Ports et docks n’a pas donné suite à notre demande d’interview.

 

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Contourner le problème ?

 

La situation étant au point mort depuis des années, certains ont décidé de la contourner. « Dès 1990, nous avons créé un premier collectif parisien du nettoyage. Le premier constat, c’est que la forme régionale prise par la CGT propreté en Île-de-France ne convenait pas aux réalités du terrain. En 2008 nous étions particulièrement impliqués dans la grève des sans-papiers et avons voulu créer un syndicat du nettoyage parisien, le SNP, et l’affilier à la CGT. Mais ça n’a pas abouti », se remémore Souleymane Soumarou. L’actuel secrétaire général de l’UL CGT du 17eme arrondissement parisien propose néanmoins un possible remède à la corruption. « Nous sommes donc restés sous la forme d’un collectif. Je pense que pour affaiblir la corruption, il faut que les salariés du nettoyage soient formés dans les unions départementales, qu’ils rencontrent d’autres syndicalistes. S’ils restent entre eux, la corruption finira toujours par gagner ».

En 2016, alors que la CGT propreté est radiée de l’UD CGT du 75, le collectif du nettoyage parisien créé en 1990 s’implante ainsi au sein de cette structure départementale. « Mais le collectif n’est pas constitué seulement de salariés du nettoyage », décrit Danielle Cheuton, retraitée des finances publiques et élément moteur du collectif. « Nous fournissons un travail d’information et appuyons aussi les salariés dans les luttes, comme celle de Jussieu récemment. S’implanter dans le nettoyage, ce n’est pas simple : dans les entreprises où la CGT propreté est implantée, nous ne pouvons pas présenter une autre liste. » Pour dépasser ce problème, elle propose une solution alternative. « Lorsqu’une grève éclate dans le nettoyage, ce qui est important c’est d’obtenir l’appui des syndicalistes dans les entreprises clientes. C’est ce qu’on a réussi à faire sur le conflit de la fac de Jussieu, où les grévistes ont été soutenus non pas par la CGT propreté, mais par les syndicalistes de la CGT FERC-SUP (enseignement supérieur et recherche). »

 

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C’est aussi dans le trou béant du syndicalisme de la propreté que s’est engouffrée la CNT-SO. La CNT-SO s’étend désormais à toute l’Ile-de-France, mais aussi dans le Bouches-du-Rhône, le Rhône, ou encore en Auvergne, en Aquitaine ou dans le Poitou-Charentes. Le syndicat, issu d’une scission de la CNT en 2012 et du départ de son syndicat du nettoyage « se développe notamment à travers ses permanences juridiques et son recours aux Prud’hommes, tout en accordant une place majeure à la poursuite de grèves », analyse la sociologue Saphia Doumenc dans un article.

Il s’agit dans un premier temps d’une politisation « par le haut », opérée par le biais des campagnes juridiques coordonnées par le syndicat, et, dans un second temps, d’une socialisation politique et syndicale « par le bas », opérée indistinctement par le recours au droit et à la grève.

Malgré la corruption, des luttes sincères et victorieuses ont bel et bien été menées dans le nettoyage ces dernières années. Dans ce secteur, où le patronat a l’habitude d’écraser ses salariés, il faut conduire des batailles particulièrement longues pour avoir une chance de gagner. Les femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles, menée par le syndicat CGT-HPE (hôtels de prestige et économiques) ont dû lutter pendant deux ans. Pour les salariées de l’hôtel Holliday Inn de Clichy et la CNT-SO, c’était 111 jours. Mais sur ces deux luttes, les revendications des grévistes ont été satisfaites.

 

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Crédit photo : Serge d’Ignazio.