Au bout d’un an et demi de mobilisation, les professionnels du travail social et médico-social avaient obtenu l’extension des 183 euros net du Ségur. L’annonce avait été faite à la mi-février, par Jean Castex. Depuis, les travailleurs sociaux déchantent. Côté fonction public, des métiers indispensables au fonctionnement des structures sont laissés de côté. Des collectivités commencent aussi à expliquer qu’elles ne pourront pas procéder au versement. Dans le privé non-lucratif, l’obtention du Ségur reste conditionné à la mise en place d’une convention collective unique. Or, les négociations sont plus que jamais tendues.
La mobilisation avait payé. Après des mois de manifestations nationales régulières, mi-février, le Premier ministre Jean Castex avait annoncé l’extension du Ségur aux travailleurs sociaux. Le 28 et 29 avril, une série de décrets est venue concrétiser cette annonce pour ceux exerçant dans la fonction publique (d’État, hospitalière, territoriale). Le versement des 183 euros net devra commencer au mois de juin, et sera rétroactif à partir d’avril.
Pour certains, cette somme prendra la forme d’un complément de traitement indiciaire. Mais pour d’autres, comme l’indiquent ces décrets, il s’agira d’une prime équivalente. « Ceci signifie que cette augmentation ne sera pas pris en compte pour nos retraites. Dans tous les cas, ceci n’est pas une revalorisation de salaire et ces augmentations peuvent être supprimées », rappelle la commission de mobilisation du travail social Ile-de-France.
Les décrets dressent une liste des salariés concernés dans la fonction publique : éducateurs de jeunes enfants, moniteurs-éducateurs, psychologues, assistants socioéducatifs, professionnels de la protection judiciaire de la jeunesse… Mais aussi les maîtres et maîtresses de maison et les surveillants de nuit. Une bonne nouvelle : ces derniers craignaient d’être exclus.
« On accorde les 183 euros aux chefs de service, par contre on les refuse aux femmes de ménage »
Mais pour les syndicats de salariés et les collectifs de travailleurs sociaux, le compte n’y est pas. « Il manque les agents administratifs, d’entretien, des cuisines, de la logistique… Sans ces personnels, les établissements ne tournent pas. C’est un mépris des fonctions essentielles de nos secteurs », pointe Ramon Vila, responsable de Sud Santé Sociaux. « En plus, ce sont les collègues les moins bien payées, souvent des catégories C, des femmes… C’est un pur scandale », réagit également Florence Pik, membre de la commission de mobilisation du travail social Ile-de-France.
« Ce sont des métiers fortement féminisés, précarisés », abonde Ramon Vila. « On est pas gêné quand on accorde les 183 euros aux chefs de service, par contre on les refuse aux femmes de ménage ? » Après plusieurs années à exercer dans un foyer, où il a été chef de service, le responsable syndical se souvient du rôle essentiel de la salariée en charge de la cuisine dans la vie de la structure. « C’est une volonté politique de ne pas accorder à certains ce qui a été accordé à d’autres. Et ce, sur un critère sexiste, de classe… Et de rentabilité possible du secteur : les métiers exclus sont ceux qui pourraient être facilement externalisés ».
Même pour les professions listées par les décrets, un flou demeure. « Seuls les agents de ces corps exerçant à titre principal des fonctions socio-éducatives » pourront toucher le Ségur, cadrent les décrets. L’exercice « à titre principal » est défini par : « une fonction a minima à hauteur de 50 % du temps de travail envisagé ». Mais qui détermine si ce seuil de 50 % est atteint ? Sur quels critères ?
« C’est une usine à gaz pour enfumer les salariés et les syndicats. Il va falloir batailler pour savoir qui aura cette prime. C’est méprisant pour les uns et pour les autres. Il n’y a pas de raison qu’il y ait de discriminations », fustige Ramon Vila.
Pour le secteur privé, des négociations houleuses
Du côté du privé non lucratif, on est encore moins avancé. Le gouvernement conditionne le versement du Ségur à une fusion des conventions collectives régissant le secteur. Or, les négociations entre les organisations syndicales de salariés, d’employeurs, et le ministère, sont pour le moins houleuses.
Lundi 2 mai, une nouvelle réunion entre ces parties prenantes s’est tenue. Un groupe de manifestants est venu, à cette occasion, exprimer son refus de négociations sur les bases actuelles. C’est le positionnement de la quasi-totalité des syndicats de salariés, exception faite de la CFDT. Sud Santé Sociaux, la CGT et FO imposent une exigence préalable : « l’octroi du Ségur pour toutes et tous. Seulement après, on acceptera de négocier autour d’une convention collective unique. Sur ce point, l’intersyndicale est assez cohérente », explique Ramon Vila.
Si des discussions finissent par s’ouvrir, « on veut que la convention collective unique soit de haut niveau, et pas de caniveau », résume le responsable syndical. L’enjeu est grand. À ses yeux, c’est rien de moins que le modèle du travail social de demain qui se décidera. « Ce n’est pas qu’une question de conditions de travail. On touchera aussi à l’éthique. La convention collective unique aura des implications sur la qualité de l’accompagnement, sur la considération des salariés et des usagers ».
Au bon vouloir des collectivités
« Évidemment, il y a eu un effet d’annonce. Après des mois de mobilisation, et juste avant les élections », soupire Florence Pik au sujet du discours de Jean Castex en février. Aujourd’hui, elle en dresse le bilan : « 183 euros, ce n’est pas assez. Il faut que ça concerne tout le monde. Et il y aura des disparités selon les collectivités… »
De fait, la mise en place du financement se pose. Dans la fonction publique d’État et hospitalière, l’employeur aura l’obligation de verser les 183 euros. Mais dans la fonction territoriale, le versement se fera sur délibérations des collectivités, précisent les décrets. Selon leur bon vouloir, donc.
Mi-février, lors de la conférence nationale des métiers du social et du médico-social, convoquée par Jean Castex, « tout le monde se félicitait. Désormais, dans le concret, il y a ceux qui disent « on a pas l’argent », ceux qui disent : « on ne peut pas pérenniser… » », observe Ramon Vila.
Dans ce bras-de-fer entre État et collectivités, les travailleurs sociaux restent en attente. Isabelle, éducatrice spécialisée à Montpellier, résume : « On nous a annoncé qu’on aurait une revalorisation au 1er avril. Là, on apprend qu’il y a toujours des catégories professionnelles qui en sont exclues… Puis, on va faire encore marche arrière car les départements, de manière générale, ne veulent pas payer. Peut-être que là, les collègues vont se remobiliser ! »
Deux journées de grève nationale à la fin du mois
Les 31 mai et 1er juin, les collectifs régionaux de travailleurs sociaux appellent à deux journées de grève nationale. Des événements s’organisent sur tout le territoire. Côté syndicats, Sud Santé Sociaux appelle conjointement à la mobilisation. « Ces collectifs sont combatifs, et prônent une convergence entre syndiqués et non-syndiqués », soutient Ramon Vila. Le SNUEP-FSU, ainsi que des syndicats locaux de la CGT et de Sud, se sont également joints à l’appel. La CGT, en revanche, exprimera un soutien, mais il n’est pas encore question d’un appel à faire grève sur ces dates.
Et les travailleurs sociaux eux-mêmes ? Après plusieurs dates de mobilisation, dont celle, majeure, du 7 décembre, et surtout après l’annonce de Jean Castex, sont-ils toujours en veille ? « La mobilisation ne s’est pas tassée. On attend de voir », assure Isabelle, en constatant l’énergie de ses collègues.
Plusieurs difficultés se posent pourtant. D’abord, la précarité du secteur rend peu évidente la décision de se mettre en grève. Et puis, mobiliser massivement contre les termes actuels de la revalorisation reste un défi, dans la mesure où « beaucoup de professionnels pourraient, eux, en bénéficier », glisse Ramon Vila. « Mais on ne veut laisser personne sur le bord du chemin ».
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