Armes mutilantes

Armes non létales : un projet de société mutilante

 

Le temps d’un colloque, la campagne Stop Armes mutilantes, lancée fin 2019, a réuni à Montpellier samedi 2 juillet de nombreux collectifs, associations et ONG qui luttent contre les violences policières et soutiennent celles et ceux qui les subissent. Plus d’une soixantaine de personnes sont passées dans la journée et la rencontre a été suivie par plus de 7500 personnes sur le compte Twitch du journaliste David Dufresne, spécialisé dans le maintien de l’ordre. Les médias indépendants de Montpellier (La Mule du Pape, Le Poing, Radio Gi.ne et nous même) ont suivi l’ensemble des débats de cette journée.

 

« Aujourd’hui l’utilisation d’armes mutilantes par la police, c’est partout et tout le temps », déplore Bruno Alonso du collectif Stop Armes mutilantes, à l’initiative de la journée. Une banalisation que le colloque « Armes policières mutilantes : analyses et combats », co-organisé par des associations (Acat, la Cimade, LDH), des collectifs (Assemblée des blessés, Désarmons-les, Mutilés pour l’exemple, Observatoire des street-médics) et des syndicats (SAF, Solidaires) entend contester ce samedi 2 juillet à Montpellier, à La Carmagnole. Pour autant, Bruno Alonso l’admet : « il y a eu une actualité au moment des Gilets jaunes qui a mis les armes mutilantes au-devant de la scène. Cette actualité a un peu diminué ». Alors que les lanceurs de balles de défense (LBD), les grenades de désencerclement et les grenades assourdissantes équipent toujours les forces de l’ordre qui continuent d’en faire usage. De plus, le lourd bilan des personnes mutilées et blessées physiquement et psychiquement à vie par ces munitions ne s’est pas effacé.

Depuis l’introduction du Flashball en 1999, d’abord utilisé dans les quartiers populaires, près de 70 personnes ont été éborgnées en France, dont une trentaine pendant le seul mouvement des Gilets jaunes, rappelle le collectif Stop Armes mutilantes. Une des raisons pour lesquelles ce dernier conteste le caractère non létal de ces armes, avancé par le ministère de l’Intérieur pour justifier leur utilisation : « elles provoquent des morts (Rémy Fraisse en 2004, Zineb Redouane en 2018,

Steve Maïa Caniço indirectement en 2019), des mutilations physiques à vie au niveau des yeux, du crâne, des mains, des pieds et d’autres organes ». Sans que parallèlement le nombre de personnes tuées par des policiers faisant usage de leur arme de service ne diminue. Bien au contraire. Le média Basta enregistre une surenchère des violences policières depuis 5 ans.

Mais ce triste bilan n’a pas modifié la doctrine du Schéma national du maintien de l’ordre (SNMO) faite depuis plusieurs années, au moins depuis la loi Travail, de « face à face » et de « contacts » avec les manifestant·es. Pas plus que les demandes de moratoire ou d’interdiction formulées par le  Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme ou le Défenseur des droits en France

 

De l’usage des armes

 

C’est un point de départ, puisqu’il en faut bien un. Car la lutte contre les armes mutilantes doit bien commencer quelque part. Elle prend racine non pas dans une situation établie, mais bien dans un processus historique, dont nous sommes à la fois issu·es, mais auquel nous contribuons. Comprendre ce processus, c’est ainsi également se donner les moyens de l’influencer. Et si le constat est assez accablant, c’est pour cette raison que sont réunis autour de la table du matin Ian B., Pierre Douillard-Lefevre et Paul Rocher.

 

 

C’est un rapide historique qui place le contexte, un historique qui commence dans les années 1971, lorsque la première Brigade Anti-Criminalité (BAC) est inventée. C’est le point de départ de la mise en place d’une logique d’organisation de la police reposant sur la force. Après cela, des Flashballs au LBD, en passant par les grenades à effet de souffle au lacrymogène, l’armement policier ne fait que se développer. Aujourd’hui, ces armes sont de quatre catégories différentes : les gaz, les effets de souffle, les grenades de désencerclement et les lanceurs de balles de défense. « Les policiers sont devenus des soldats », assenait Pierre Douillard-Lefèvre devant une image comparant les équipements des forces de police dans les manifestations de mai 68 à ceux d’aujourd’hui. Des soldats qui utilisent des armes de guerre dans le maintien de l’ordre, c’est-à-dire dans la gestion de foule, ou lors d’opérations de police judiciaire dans les quartiers dits « populaires ». Des armes comme le LBD40, arme de catégorie A, ou dernièrement le fusil d’assaut HK G36.

 

 

La police est en guerre. La police est en guerre, mais elle ne l’est pas que sur le terrain. Car si ces évolutions favorisant les violences policières ont pu avoir lieu, c’est grâce au soutien d’une idéologie largement représentée dans l’espace public et diffusée en partie avec l’appui d’un système médiatique complaisant. C’est d’abord l’idée qu’il faut protéger les policiers de la violence urbaine et des « casseurs » qui a fait son chemin pour justifier l’armement massif des forces de l’ordre, y compris de la police municipale. Ainsi, une inversion de la responsabilité est opérée : c’est le manifestant éborgné qui est responsable de sa mutilation, le policier n’est qu’une victime se servant de la légitime défense. Une inversion constatée à de multiples reprises dans les médias, comme lorsqu’Yves Lefebvre, du syndicat FO-Police, avait déclaré sur CNews, à propos d’un Gilet jaune ayant eu la main arrachée : « C’est bien fait pour sa gueule ! »

La militarisation est aussi celle du langage. On parle de « neutraliser des cibles » ou de « guérillas  urbaines ». « Nous sommes en guerre », répétait Macron. Ou plutôt, lui, est en guerre contre une frange de la population qui lui résiste. À travers la militarisation du langage médiatique et politique, et celui de la police, c’est en fait une militarisation de la société qui s’opère. C’est un cercle vicieux. Une part de la population adhère presque par dépit, à force de matraquage médiatique à ces idées, tandis qu’une autre part, celle qui lutte, est réprimée avec d’autant plus de force. Le principe est simple et bien connu, diviser pour mieux régner.

 

Les conséquences irréversibles de l’emploi des armes mutilantes

 

« Des corps détruits, des retentissements dans une vie future multiples, une vie sociale, familiale anéantie ; la mobilisation et la prise de conscience doit être globale sur l’utilisation des armes mutilantes, ce qu’elle dit de notre société dans le contrôle de sa population » nous rappelle Laurent Thines, neuro-chirurgien engagé au côté des blessé·es du mouvement Gilet jaune et intervenant au colloque sur la description des blessures.

 

 

Que ce soit aux frontières terrestres et maritimes, en manifestations ou dans les quartiers populaires, les relations difficiles avec la police sont légion, quotidiennes et dangereuses pour celles et ceux qui y ont été confronté·es et le seront encore. Elles s’inscrivent dans une évolution du Schéma national du maintien de l’ordre où il ne s’agit plus seulement de repousser un corps collectif mais aussi de frapper des corps individuels, nos corps.

Les libertés, comme celle de manifester qui nous permet « dans des conditions normées une liberté d’expression qui est l’acte de rendre visible par le nombre une opinion », sont devenues un droit humain mis en danger nous rappelle Thierry Tintoni-Merklen – officier de police à la retraite et membre de l’Union syndicale Solidaire. On peut penser que la désertion des cortèges dans les manifestations est liée aux successions d’entraves nous empêchant d’exercer notre droit : la peur de la police, les risques liés au Schéma du maintien de l’ordre, la multiplication des procédures pour exercer cette liberté constitutionnelle, même dans le traditionnel défilé du 1er mai !

Si la violence subie par les Gilets Jaunes a permis de visibiliser l’existence des pratiques scandaleuses de l’emploi des armes, elle ne constitue que l’extension de pratiques banalisées que subissent les jeunes des quartiers populaires depuis longtemps, les personnes perçues comme Noires ou Arabes en particulier et les migrant·es. Des violences longtemps restées invisibilisées, à l’abri du regard de la société civile jusque dans les lieux d’expérimentation qu’ont été les quartiers populaires, avec des Brigades Anti-Criminalité mises en place spécialement pour eux.

« Au contact quotidien du milieu délinquant de voie publique, les policiers de la BAC sont spécialisés dans les interventions à risques en zones urbaines, particulièrement en milieux sensibles (cités ou quartiers HLM). » Définition des BAC, déclinées nationalement en 1994…

Juriste de formation, Mélanie Louis anime le groupe de travail sur les violences policières initié à La Cimade en avril 2022, et bénéficie d’un parcours dans le domaine du droit des étrangers et du droit d’asile au sein du milieu associatif. « À l’égard des migrants les violences sont systémiques, exercées par l’État qui chasse, expulse, enferme, assigne les personnes étrangères. Cela favorise un climat propice à toute violence policière et symbolique, envers un public vulnérable qui ne connaît pas ses droits, et donc n’a pas recours à la justice, qui a eu un parcours traumatique pour arriver en France. Tous les ingrédients sont réunis pour des violences exercées à l’abri du regard de la société civile et sans écho médiatique.  Les opérations de police, les contrôles, les évacuations, les transferts de centres de rétention aux administrations, les interpellations à domicile, les gardes à vue, les mise à l’isolement, tout cela les associations n’y ont pas accès. Quant aux frontières, chasse gardée de la Police Aux Frontières, où sont affectés les policiers les plus jeunes et les moins bien notés, ce sont des chasses à l’homme, des courses poursuite dangereuses en montagne des retards de soins, des confiscations de papiers et des privations de liberté sans base légale….. » N’en jetez plus, dans cette folle saga où même la possibilité de déposer plainte est barrée dans la mesure où les délais de procédure sont incompatibles avec le parcours de la personne migrante. C’est bien la liberté d’aller et de venir, la dignité, le droit à la santé qui sont au cœur d’un harcèlement continu et permanent envers les migrant·es aux frontières.

Cette stigmatisation et ce contrôle d’une partie de la population ont été largement développés et reprise par Christian Tidjani de l’Assemblée des blessé-e-s, fondée en novembre 2014 suite à la mort de Rémi Fraisse à Sivens, et réunissant des familles, des victimes et des collectifs agissant contre les violences policières. Cet intervenant était suivi de Mélanie, membre des Mutilé·es pour l’exemple, collectif de blessé·es du maintien de l’ordre, notamment lors du mouvement des Gilets Jaunes, qui a rappelé qu’il est urgent et nécessaire « de tenir compte des quartiers populaires pour faire grossir la contestation y compris contre les armes mutilantes. Ces quartiers sont également matraqués financièrement par les procès-verbaux qui se sont multipliés, notamment dans la période du confinement et provoquent des surendettements. »

Christian Tidjani a pointé à quel point aujourd’hui les lycées des quartiers populaires sont les seuls lieux de contestation qui restent et qui doivent être soutenus par les syndicats et les organisations politiques : la première cible de la police dans les quartiers, c’est la jeunesse ! Mélanie, quant à elle, insiste sur le fait « que les armes et les BAC ont été créées pour les quartiers populaires et que pour lutter contre ce système, il faut prendre le problème à sa racine, dans les quartiers. Les fouilles aux corps, les contrôles au faciès, parfois les viols, le look des baqueux, les véhicules Skodas aux vitres teintées (c’est interdit) qui tournent sans cesse dans le quartier pour faire peur, tout est fait pour intimider la population. La vérité des quartiers populaires c’est que rien n’est fait pour les personnes racisées, il faut combattre la police qui est l’école du désespoir ! »  (à ce propos, lire cet article de Saïd Bouamama)

 

Blessures et préjudices

 

Dans la confrontation aux violences, ce que l’emploi des armes fait aux corps se vit dans la chair : c’est une atteinte du corps et de l’âme, de l’image de soi, c’est une mutilation qui marquera les corps à vie. Une violence atmosphérique largement sous-estimée quand on ne l’a pas vécue et subie, une dignité menacée, des dégâts humains indéniables. Il est temps d’écouter et de laisser place aux témoignages nécessaires et fondamentaux pour exiger que l’emploi de ces armes cesse.

Dans la suite de ce tableau peu reluisant du climat entretenu par la police avec ses armes dans les quartiers, autour d’un café, Séraphine, la maman de Meryem, raconte comment sa fille a été blessée à la tête par un tir de LBD à l’âge de 5 ans à Chanteloup les Vignes dans le 78, près de Paris.

Pendant les diapositives des blessures présentées par Laurent Thines – neuro-chirurgien – Séraphine n’a pas pu retenir son émotion et toute la salle était pétrifiée et en colère à l’écoute des récits, des images, des histoires qui ne doivent plus arriver. La projection du petit film animé réalisé par Red – street médic et illustratrice – a permis de mieux comprendre la nécessité de la présence de soignant·es de rue, une pratique héritée des Black Panthers, depuis quelques années dans les manifestations. Les secours étant derrière les forces de l’ordre, les street-medics peuvent et doivent intervenir rapidement, et parfois trouver un refuge pour sécuriser la personne blessée en quelques minutes.

La principale conséquence émotionnelle de l’emploi des armes, c’est la peur, mais aussi une colère importante des populations envers la police, un espace public de confrontation sans la mission de dissuasion qui devrait être la sienne.

Laurent Théron, membre de l’Assemblée des blessé-e-s et militant à Sud-Santé, a été blessé au visage par une grenade de désencerclement en 2016 pendant le mouvement contre la loi travail, il y a laissé un œil. C’est un CRS en fonction depuis 15 jours, qui a lancé sa grenade de désencerclement alors qu’il ne savait pas s’en servir et qu’il n’était pas formé correctement au maintien de l’ordre. La suite, c’est cinq opérations, un angle de vision déformé, réapprendre tous les gestes du quotidien, des accidents de voiture avec une assurance, la GMF, qui a fini par le radier, et une prothèse pour « être comme vous, avec deux yeux. Une douleur qui revient sans cesse mais surtout mon image dans la glace ; c’est une modification violente de mon corps, la perte de mon regard, le regard des autres à travers le mien, parfois je préfère ne pas mettre ma prothèse. On devient ambassadeur des violences policières malgré soi ! »

 

Des conséquences juridiques et financières épuisantes

 

Le moment de la blessure, de la mutilation ou du traumatisme, ne représente en réalité que le début d’un long périple judiciaire pour les victimes de violences d’État, comme est venue le détailler Chloé Chalot, membre du Syndicat des avocats de France (SAF) et avocate au barreau de Rouen. « Il y a nécessité à préparer les victimes pour un véritable parcours du combattant. » Dans le cadre des violences policières, en effet, l’action publique rechigne à s’exercer d’elle-même, voire pire, présente bien souvent une volonté d’entrave à la manifestation de la vérité et à la reconnaissance du statut de la victime.

 

 

Cette dernière devra multiplier les procédures : plainte au pénal visant à établir le délit, voire à faire condamner un policier, plainte au civil pour faire reconnaître la responsabilité de l’État et obtenir un dédommagement. Chloé Chalot explique la complexité pour les victimes à faire face à la Justice : le Parquet a une furieuse tendance à procéder à des investigations parcellaires et à classer les affaires sans suites, de concert avec l’institution policière, juge et partie dans la conduite de l’enquête. Le corporatisme policier bat son plein et les faux témoignages ne sont pas rares. Ils s’additionnent à une culpabilisation de la victime lors de l’enquête ou même du procès. Reste alors à celle-ci à constituer par elle-même un dossier visant à saisir un juge d’instruction, plus indépendant. Toutes ces procédures constituent d’importants frais judiciaires pour les victimes, sans garantie de reconnaissance du préjudice vécu au bout du tunnel. Tandis que les dépenses judiciaires des policiers sont prises en charge par leur protection fonctionnelle.

Arié Alimi, membre de la Ligue des droits de l’Homme et avocat très impliqué au côté de victimes de violences d’État, était également présent pour témoigner de la difficulté à obtenir justice. La LDH est présente auprès des victimes et de leurs familles, notamment en menant un travail d’enquêtes citoyennes venant contrebalancer celles menées par la police. « La Justice fait en sorte d’éviter d’avoir à trouver la vérité car ces violences impliquent d’autres membres du corps d’État. » D’où l’importance de rendre les faits publics et de mener le combat sur tous les fronts, pour provoquer le débat dans la société.

Toutefois, le fonctionnement institutionnel Police/Justice se dresse comme un roc : « L’IGGN et l’IGPN sont des organes d’étouffement de la vérité judiciaire. » Dès qu’un nouveau cas de violences policières est publicisé, le ministère de l’Intérieur active la machine : on lance une enquête déontologique pour prendre de court le récit de la victime, on stigmatise cette dernière en la rendant responsable des violences subies et en faisant fuiter des informations fausses, orientées ou parcellaires, dans une presse souvent prompte au journalisme de préfecture. « Les juges sont de plus en plus prudents car il y a eu de gros mensonges : Geneviève Legay, Cédric Chouviat, Rémi Fraisse, Jérôme Rodriguez… » Dans tous ces derniers cas, les premières versions fournies par les autorités publiques se sont avérées fausses. « Les juges d’instruction aussi se rendent compte que leurs outils sont corrompus. » Ce sont en effet les policiers qui exécutent leurs ordres d’enquête. Arié Alimi estime ainsi que le combat doit aussi passer par des plaintes contre l’IGPN et multiplier les mises en examen de policiers impliqués dans des violences policières. Avec pour prochaine étape d’aboutir aux poursuites contre les donneurs d’ordres, les responsables politiques des violences d’État.

D’où la nécessité de développer des moyens de contre-enquêter et de manifester des preuves de la vérité. C’est notamment l’objectif que s’est fixé Index, un collectif présenté lors du colloque par Alexander Samuel, un scientifique bien connu du milieu militant pour avoir mis en lumière la dangerosité des gaz lacrymogènes. Héritier de l’expérience menée par le cabinet Forensic Architecture outre-Manche, Index procède à des modélisations en 3D visant à reconstituer et établir des violences d’État, en se nourrissant des preuves disponibles notamment sur Internet (vidéos Youtube, etc). Cette pratique permet de confronter des visions (la version policière, celles des témoins ou de la victime) et de tester des hypothèses, ce qui aboutit parfois à démontrer les faux témoignages de policiers. « C’est un outil objectif, extrêmement puissant », et qui est à même de fournir des éléments solides aux avocat·es des victimes afin d’obtenir justice.

 

La fabrique de l’impunité : une stratégie d’État

 

Si obtenir justice dans le cadre des violences policières est une gageure, c’est que les victimes opèrent face à un véritable système où l’État cherche en tous points à s’exonérer de ses responsabilités. Ainsi de Christian Tidjani de l’Assemblée des blessé·es, qui est parvenu, au bout d’un long processus judiciaire, à faire reconnaître au pénal la responsabilité de l’État et du policier ayant gravement blessé son fils Geoffrey d’un tir de LBD dans la tête en 2010, dans le cadre d’un mouvement lycéen. Toutefois, le jugement obtenu s’est vu inversé au civil : la Justice a considéré que ce n’était pas à l’État (et notamment au ministère de l’Intérieur) d’indemniser la victime, mais au policier auteur du tir, ce qui aboutit en général à ce que ce soit le Fonds d’indemnisation des victimes qui compense le préjudice subi.

Comme le rappelle M. Tidjani, la volonté de l’État d’échapper à ses responsabilités se constate jusque dans les documents budgétaires du ministère de l’Intérieur ou de l’Assemblée nationale, qui évoquent des pistes pour réduire les dépenses liées à l’indemnisation des victimes de violences policières, notamment depuis le mouvement des Gilets jaunes. Et ce, en dépit de l’alerte lancée en 2015 par le Défenseur des droits Jacques Toubon, qui avait appelé à mesurer la violence du maintien de l’ordre pour épargner un risque considérable pour l’État de devoir indemniser en masse. On notera aussi la volonté politique d’aller plus loin : une proposition de loi déjà recalée à trois reprises mais soutenue par des politiciens et des syndicats policiers, vise à interdire aux auteurs de crimes ou de délits de se porter partie civile contre leurs victimes ou contre les forces de l’ordre. Il suffirait ainsi de faire condamner une victime de violences policières pour le délit présumé ayant entraîné son propre préjudice (un refus d’obtempérer ou la participation à un groupement par exemple) afin de lui interdire le droit à la justice.

Ian B, du collectif abolitionniste Désarmons-les !, est venu quant à lui exposer comment, techniquement, le déni de vérité opéré par l’État aboutit à un déni de justice. Lorsqu’une violence d’État se produit, notamment quand elle est mortelle, les victimes ou leurs familles sont exclues de la scène de crime, des laboratoires scientifiques, et n’ont pas accès réellement aux moyens et aux données du travail judiciaire (corps, scellés). Elles sont par ailleurs écartées de tout débat contradictoire avec les magistrats. Ainsi se dessine la fabrique du non-lieu, à l’abri des regards.

Pour Ian B, on distingue plusieurs acteurs clés de la fabrique de l’impunité : la police et la préfecture, agissant de concert avec les médias, pour criminaliser les victimes et légitimer la violence subie ; les syndicats policiers, qui accompagnent les auteurs de violence et communiquent avant même que l’enquête ne soit close ; les enquêteurs de l’IGPN, qui construisent un récit le plus à charge possible contre les victimes, en 48 à 72h suivant les faits ; les procureurs, qui qualifient bien souvent ces faits à la baisse ; les experts, validant la compatibilité de l’hypothèse judiciaire avec les éléments du dossier, sans plus tester d’autres hypothèses ; et enfin, les juges, qui s’expriment sur la relative cohérence du récit policier, et cochent la case « non-lieu » lorsqu’il est impossible d’identifier l’auteur des violences policières, ou valident la thèse de la légitime défense, un régime assoupli par la loi depuis 2017 pour les fonctionnaires de police.

La légitime défense, seul cadre légal de l’usage d’une arme létale en France, c’est ce qu’est venu mettre en lumière Issam El-Khalfaoui, père de Souheil, tué par un policier à Marseille en août dernier, pour un refus d’obtempérer. Dans son cas, le Parquet a classé l’affaire sans suite, reconnaissant la légitime défense du policier. Les nouvelles conditions données par la loi de 2017 émettent un cadre spécial dans le cas où un policier tirerait sur le conducteur d’un véhicule : le tir est légitime si le conducteur ou les occupant·es sont « susceptibles » d’attenter à leur vie ou celle d’autrui. Un terme qui laisse largement la place à l’interprétation, tant par l’auteur du tir que par la Justice.

« Aujourd’hui, 98% des cas de légitime défense sont classés sans suite sur la parole des policiers. » La Justice s’arrange pour faire entrer le tir mortel dans le cadre de la légitime défense. Or, de multiples cas de mensonges ont été prouvés, selon Issam. Mais charge est toujours à la victime de prouver la culpabilité ou le mensonge policier, on se trouve donc de fait, dans une présomption de légitime défense, qui vient de plus se conforter par les agissements de la police et de la Justice.

Dans l’affaire Souheil, quatre versions policières se sont retrouvées reprises par la presse le soir même de la mort du jeune homme et de nombreux témoins n’ont pas été entendus par l’IGPN au cours de son enquête. Le procureur n’a pas placé le policier auteur du tir en garde à vue et entend l’interroger en dernier (ce qui lui permet d’adapter au mieux sa version). Il n’a pas mené d’enquête de voisinage pour mettre au jour de nouveaux témoins, et les vidéosurveillances ayant pu éclairer la scène ont disparu. Pour Issam, « le procureur a torpillé l’enquête en appliquant la présomption de légitime défense. » Pour résumer sa conclusion : la police tue en bafouant le droit des victimes. L’État tue en utilisant l’IGPN, en finançant la défense des policiers, en ne les formant pas assez et en les armant toujours plus.

Des choix politiques sécuritaires comme seules réponses aux exigences d’égalité et de protection de la population. Une stratégie de contrôle des « classes dangereuses » et de leurs territoires d’habitation sur le modèle d’une « guerre intérieure », impunités policières, discours politiques et médiatiques stigmatisant les quartiers populaires, infiltration de l’extrême-droite, etc… l’ensemble de ces ingrédients ont fini avec le temps par se cumuler et interagir pour se renforcer l’un l’autre c’est-à-dire par faire système.

 

Solutions et stratégies collectives

 

Finalement, après de nombreuses heures de débat, les intervenant·es du colloque se sont réuni·es pour évoquer leurs stratégies pour lutter contre la violence d’État, avec l’objectif de mettre en commun, transmettre, et agir de concert sur le plan national. On débute par les actions de plaidoyer mises en avant par Anne-Sophie Simpère d’Amnesty International, pour qui « les armes mutilantes sont intrinsèquement contraires aux droits internationaux car disproportionnels » de fait et aux effets non maîtrisés. Actions de plaidoyer également menées par l’ACAT, qui apparente les violences policières à des traitements inhumains et dégradants, voire dans certains cas, à de la torture.

 

 

Le collectif Désarmons-les !, qui se définit comme « abolitionniste radical », et pour qui « construire un rapport de forces nécessite de lutter au côté de ceux qui ont des approches différentes », présente ensuite son action de documentation et de sensibilisation. Ian B soulève ainsi l’enjeu des formations à mettre en place pour les familles des victimes ou les associations, celui de se réapproprier les moyens de l’enquête ou de l’importance de la communication : « Tous les moyens sont bons pour faire face au système de l’impunité et pour résister. »

Le Syndicat des avocats de France rappelle par la voix de Chloé Chalot, qu’on peut aussi utiliser le droit au niveau de l’État, en attaquant par exemple les institutions sur l’utilisation d’armes de guerre telles que les grenades, contraires au droit de manifester. L’avocate explique aussi la nécessité de se fédérer entre avocat·es spécialisé·es dans ce type de dossier, et de coopérer avec les collectifs de familles de victimes et les associations.

Issam El Khalfaoui, quant à lui, propose d’autres moyens d’action : la stigmatisation des experts qui valident des récits judiciaires incohérents ou faux, et qui sont souvent les mêmes qui reviennent dans les procédures ; ou encore, la communication à des journalistes spécialisés dans les médias étrangers. « Au Japon, depuis 1945, la police a tiré 3 fois pour refus d’obtempérer. En France, la peine de mort sans jugement est permise, alors que Macron donne des leçons » aux pays où la peine de mort est légale. Une option que partage Alexander Samuel, qui revient sur son expérience avec les gaz lacrymogènes, qu’il a réussi à rendre visible à l’international en mobilisant et la presse étrangère et la communauté scientifique.

Mélanie, la Gilet jaune amiénoise, pointe l’absence des syndicats qui « devraient soutenir les luttes autonomes [contre les violences d’État] et les mettre au centre de leurs actions par rapport au maintien de l’ordre. » Elle rappelle aussi l’importance des réseaux qui se constituent, comme le réseau Entraide, vérité et justice, qui fédère de nombreuses familles de victimes de violences policières. Red, la street-médic et illustratrice, en appelle pour sa part à mobiliser les artistes pour visibiliser la thématique à travers des éléments de communication, stickers, affiches, bandes dessinées.

Un autre intervenant, très impliqué dans la couverture des affaires de violences d’État, ne croit pas tant aux appels à l’unité qu’à la mise en place de campagnes communes et de solutions pratiques : copwatching, autodéfense, lutte culturelle à travers les médias indépendants, création artistique in situ pour visibiliser géographiquement les violences d’État, ou même… s’en prendre aux infrastructures liées au maintien de l’ordre, par exemple en bloquant l’une des usines qui fabriquent les armes ou grenades, ou encore les grands salons de l’armement, tel que Milipol.

Stop Armes Mutilantes, le collectif montpelliérain à l’origine du colloque, a fini par exprimer sa position : ses membres mènent une campagne pacifique pour demander l’interdiction pure et simple des armes mutilantes, tout en cherchant à lancer un mouvement commun focalisé sur cette question, pour fédérer au plus large et éviter de possibles divisions sur la question du rôle de la police et du maintien de l’ordre en France.

Dans l’ensemble, le colloque se termine sans marche à suivre tout à fait concrète, mais avec des objectifs à atteindre. Avec en ligne de mire notamment, les procès des victimes du maintien de l’ordre autour desquels il faudra activer des mobilisations nationales : celui de Laurent Theron le 13 décembre 2022 à Paris, ou celui en appel de Ian B, à date encore inconnue mais qui se tiendra à Montpellier. Mais l’objectif principal reste de fédérer tous les réseaux associatifs et collectifs autour de la campagne « Stop Armes Mutilantes », objectif atteint dans le cadre de ce colloque, qui aura permis à cette lutte spécifique de passer du niveau local au plan national. Si d’autres objectifs concrets restent à définir, ils ont commencé à se dessiner le 2 juillet à La Carmagnole.

 


Témoignage de Séraphine, la maman de Meryem, blessée par une balle de LBD à l’âge de 5 ans :

En avril 2020 pendant la première période du confinement, le papa de Meryem décide d’aller enfin se promener un peu dans le quartier de la ville de Chanteloup Les Vignes près de Paris avec ses deux filles. La petite fille veut aller montrer à sa grand-mère en bas de l’immeuble la première dent qu’elle avait perdue. Manque de bol une altercation entre jeunes et policiers avait lieu un peu plus loin, « une zone de guerre » dira Séraphine, ce qui fait rebrousser chemin rapidement au papa et ses deux filles. D’un coup Meryem tombe, son papa aussi, elle a été touché par une balle de LBD sur le côté gauche de son crâne tirée à plus de 100 mètres. Pleurs, propos incohérents, vomissements, appel des pompiers, scanner avec plus de 3 heures d’attente. Verdict : fracture plurifragmentaire avec hémorragies, pronostic vital engagé, opération en urgence, trois jours de coma provoqué, trois semaines de rééducation, un suivi neurologique à vie, un traitement antiépileptique, tout cela en pleine période de COVID. Les mots sont-ils suffisants pour décrire une vie bouleversée, une famille soudée, soutenue mais démolie, un déménagement en urgence parce que les enfants sont terrorisés et un suivi pour chaque membre de la famille. Au bout d’un an la plainte déposée subit un classement sans suite pour « auteur inconnu », l’ ADN trouvé sur la balle n’a pas été exploitée… Retour à la case départ, la famille se constitue partie civile, change d’avocat, paie une consignation, c’est le ticket d’entrée qui peut-être dissuasif selon la somme, et maintenant c’est l’attente du retour du juge d’instruction. Il y a eu trois ans, un tir n’importe comment, beaucoup de mensonges, d’incompétences, Meryem a huit ans maintenant, une cicatrice qui court tout le long de son crâne et on espère que les préjudices vont s’arrêter là ! Mais comment redonner confiance à des enfants ?