Solidaires en est persuadé, pour gagner il faut une grève dure. Comment la réussir avec des manifestations très imposantes, mais des assemblées générales encore peu fréquentées et des secteurs traditionnels qui ne souhaitent pas partir en grèves seuls ? Pour résoudre l’équation, Solidaires met en débat en son sein, comme auprès de ses partenaires syndicaux, une date de départ commune en grève reconductible le 8 mars.
Le niveau de mobilisation et de grève du 19 et du 31 janvier a été très haut, au point, semble-t-il, d’avoir surpris un peu tout le monde. On a désormais cette troisième journée du 7, plus un samedi… Ce niveau de conflictualité est-il suffisant pour espérer faire reculer le gouvernement ?
Murielle Guilbert : Les millions de personnes dans la rue ont eu un effet de dynamique assez incroyable. Au-delà des choix tactiques qui seront faits dans les prochains temps, cela a renforcé la capacité à se projeter dans une victoire contre cette réforme. Et ce n’est pas rien, au vu des difficultés de ces dernières années. Mais le gouvernement est parti dans sa course pour obtenir le vote de sa loi. Il joue la carte d’ignorer ces millions de personnes dans la rue. Nous pensons donc qu’il va falloir élever le niveau de conflictualité. Si on ne touche pas au fonctionnement de l’économie, le gouvernement va jouer la carte de la lassitude de la population. Il a tort : il y a un vrai mouvement de fond, et une clairvoyance sur l’injustice que constitue cette réforme.
Simon Duteil : Le 31 janvier, on a entendu un petit discours sur la baisse de la grève dans la fonction publique, la SNCF ou de grandes entreprises. Mais les retours que l’on a, de la part de plein d’entreprises du privé ou des manifestations, c’est que beaucoup de grévistes opèrent une forme de rotation de la grève : y aller le 31, pas le 19… Les gens posent aussi des RTT, des congés. On est dans une crise sociale forte, avec l’inflation, avec des réalités tendues sur les salaires : donc perdre des jours de salaire, c’est dur. Mais la détermination est tellement forte que les gens se débrouillent pour venir.
En outre, on dépasse le cadre des salariés traditionnels qui y participent. On a vu des auto-entrepreneurs, des petits commerçants, des artisans, des paysannes et des paysans… Ils participent à ces manifestations, mais ce ne sont pas des grévistes de fait. Ceci étant, on voit que les assemblées générales n’ont pas été très fournies. Dans les secteurs où il y en a, on n’arrive pas, globalement, à dépasser le cadre des militants et militantes. C’est dû notamment au fait que l’on est dans la période de ces grandes manifestations entraînantes : beaucoup de monde pense que l’on peut gagner comme ça.
Or la tactique, pour Solidaires, est assez claire : depuis le début, on dit que l’on ne pourra pas gagner si l’on ne va pas vers une vraie reconductible et un blocage généralisé de l’économie. Les grandes manifestations ne suffiront pas.
Au-delà du calendrier fixé par l’intersyndicale depuis le 10 janvier, on n’observe pas une grande poussée de la grève, y compris dans les secteurs qui ont avancé un plan de bataille comme les raffineries, l’énergie, les cheminots… La question de la reconductible est posée dans le paysage, mais il n’y a pas d’accélération concrète pour le moment. Pour quelles raisons ?
Simon Duteil : Il y a des tentatives par certains secteurs de faire des accélérations sur janvier et février. Mais il faut voir où on en est, en 2023, dans le mouvement syndical et dans la capacité d’entraînement. Nous sommes dans une première temporalité : se redonner confiance par la mobilisation, par ces grandes manifestations. Cela fait que des gens se disent « on peut gagner », là où beaucoup partaient défaitistes. C’est aussi une histoire d’adéquation des moments.
Du côté des secteurs que l’on dit plutôt bloquants, comme les cheminots, certains ne veulent pas être les locomotives. Ce que l’on porte chez Solidaires dans ces secteurs, et c’est le cas de Sud Rail notamment, c’est qu’il faut arrêter la grève par procuration. C’est en étant en grève toutes et tous ensemble que l’on pourra gagner. Mais cela nécessite un peu de recul par rapport à là où on en est, maintenant, dans la mobilisation.
Murielle Guilbert : Il y a aussi le constat, y compris par ces secteurs, que les dates intersyndicales et interprofessionnelles marchent, avec un haut niveau de mobilisation, comme on n’en a jamais vu depuis dix ans. Cela change la grille de lecture dans certains secteurs, qui s’économisent aussi. Ces secteurs ont beaucoup donné dans les dernières grèves, que ce soit les raffineries dans les mobilisations autour des salaires ou les cheminots en 2019. Être à nouveau un secteur en pointe, ça signifie des situations de reconductibles très rudes.
Tout cela est en train de se mettre en place. Pour le moment, il y a une attente, une prudence, pour observer si d’autres secteurs partent et rejoignent une démarche de grève unitaire plus large.
Simon Duteil : On ne veut pas se faire piéger par un faux rythme, qui nous enfermerait dans le fait de mettre notre énergie dans les grandes mobilisations, en s’empêchant de pouvoir construire la grève reconductible. Nous proposons donc une date qui pourrait circuler et donner confiance à tout le monde pour dire : on part en reconductible.
Ce serait autour du 8 mars. C’est une proposition, évidemment : nous ne sommes pas un état-major, qui déciderait de tout sans être au plus près de ce qu’il se passe dans les territoires, dans les secteurs. On pense qu’on va gagner, on sait qu’on va gagner, mais il faut adapter notre tactique à ce qu’il se passe sur le terrain.
Vous proposez donc de fixer un nouveau cap de construction de la grève en mars, avec un départ en reconductible le 8 mars. Attendre quatre semaines, cela ne risque-t-il pas de faire redescendre le niveau de la mobilisation ?
Simon Duteil : Cette proposition doit s’articuler avec le calendrier de l’intersyndicale professionnelle nationale. Il n’est pas question de rompre l’unité qui est très importante. Mais on sait aussi que cette intersyndicale n’appellera pas à des grèves reconductibles. On pense par contre qu’elle est capable d’assumer une diversité des tactiques. Notre calendrier se pose donc comme un calendrier complémentaire.
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Murielle Guilbert : Anticiper sur le 8 mars, ça ne veut pas dire qu’il ne se passera rien d’ici là. Début mars, c’est la sortie des vacances scolaires. Ça laisse aussi le temps aux militants d’aller encore convaincre. Notre proposition est faite pour sortir de ce moment un peu attentiste, où chacun regarde l’autre. Et en même temps, on ne souhaite pas décréter de mouvement hors sol. Il y a des endroits où les salariés ne savent pas à quoi sert une AG. Il y a aussi des générations qui ne pensent pas forcément que la grève reconductible est une manière de sortir gagnants du conflit.
Le 8 mars, c’est la journée internationale des droits des femmes : or, on sait que la question des femmes est centrale dans cette réforme. Celle-ci va fortement leur nuire, contrairement à ce que prétend Élisabeth Borne. On sait aussi que la manifestation du 8 mars 2020 a été la plus importante justement parce qu’on sortait de longs mois de mobilisation contre la réforme des retraites. Notre souhait, c’est que le 8 mars 2023 fasse entièrement partie du calendrier de la bataille contre la réforme des retraites.
On sait que la FSU et la CGT ont l’habitude de construire le 8 mars à nos côtés. Pour le reste, on n’a pas les contours de leur positionnement. Cette semaine est de toute façon très importante. À la fin, on aura une sorte de bilan global de là où on en est.
Simon Duteuil : Il est possible que pendant trois semaines, la mobilisation soit moins sur le devant de la scène, qu’il y ait moins de monde en manifestation que le 31 janvier. Mais cela ne va pas empêcher les marches, les meetings, les collages… Économiser sur la grève, c’est se donner les moyens de la réussir au moment où il faudra partir tous ensemble.
Il faut aussi garder en tête que si une accélération arrive dans les jours prochains, on ne s’interdit pas d’accélérer aussi, comme on l’a fait en octobre sur les salaires.
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