Près de 200 marches ont eu lieu ce samedi 22 mars partout en France, dans le cadre d’une journée internationale contre le racisme et le fascisme. Plus de 90 000 manifestants se sont rassemblés, selon l’Intérieur – les organisateurs évoquent, eux 100 000 personnes à Paris, 10 000 à Marseille, 7 000 à Lyon, 5 000 à Lille comme à Toulouse... Travailleurs sans-papiers, collectifs de soutien à la Palestine, étudiants ou encore familles de victimes de violences policières étaient présents dans la marche parisienne. Reportage.
Quatre hommes se concentrent sur un écran du téléphone, tourné vers eux : un selfie pour immortaliser ce début de marche contre le racisme et le fascisme. Près de 600 organisations sont à l’origine de l’appel à manifester de ce samedi 22 mars. À Paris, en ce début d’après-midi, le défilé bat déjà son plein. En arrière-plan du selfie de Diaguely et ses amis, des drapeaux CGT flottent.
Avec l’un des hommes qui se tient à ses côtés, Diaguely a travaillé un an dans la logistique, sans papiers. Avant de se lancer dans une longue lutte, en 2008, avec un collectif soutenu par la CGT… Jusqu’à obtenir une régularisation. « Pendant six mois, je dormais sur place. La solution c’était la lutte », se souvient Diaguely.
Aujourd’hui, il se bat pour ceux qui se retrouvent dans la même situation. « On ne peut pas rester les bras croisés », soutient Diaguely. « Il y a des gens qui n’obtiennent pas de rendez-vous en préfectures, d’autres qui n’ont pas de renouvellement de leur titre de séjour, et qui perdent leur travail à cause de ça. L’union fait la force », abonde son ami et ancien collègue de lutte, à côté.
Tous deux enchaînent aujourd’hui les petits boulots : maçons, intérimaires dans une multitude de secteurs… « Pour les immigrés ici, ce n’est pas facile. Il y a certains types de travail, c’est à nous de le faire. Et si tu n’as pas de papiers, tu ne peux pas travailler, le patron ne sera pas content… Nous donner des papiers, ce n’est pas que dans notre intérêt ! Ça concerne tout le monde », insiste Diaguely.
Faire face à un gouvernement « qui sert de marchepied à l’extrême-droite »
La marche du jour se veut une riposte face à la montée du « danger fasciste porté par Marine Le Pen, Jordan Bardella et Éric Zemmour », résume la Marche des solidarités, l’un des principaux organisateurs. Mais aussi face à la politique du gouvernement actuel, en particulier celle du ministère de l’Intérieur. Une politique « qui sert de marchepied à l’extrême-droite », juge Karima, l’une des manifestantes, persuadée que le Rassemblement national va l’emporter en 2027.
Depuis l’été des législatives anticipées, il y a une « libération de la parole raciste », retrace cette institutrice. « Mes parents sont arrivés en France en 1946, je suis née en France, or je ne me suis jamais sentie aussi mal en France qu’aujourd’hui. J’ai entendu des « sale bougnoule » ; quelqu’un est passé en voiture me dire « tu vas bientôt rentrer chez toi », alors que je rentrais du boulot… Je n’avais jamais vu ça ! »
La multiplication de ces propos ne se joue pas seulement dans la rue. « Dès qu’on allume les infos : on ne parle que de ça, des OQTF, des migrants qui nous coûteraient chers… Quand vous essayez de zapper pour essayer d’entendre un son divergent, vous avez Darmanin sur une chaîne, Retailleau sur un autre, Bardella… ».
« Il pleut ? C’est la faute des musulmans »
Une grande partie de la manifestation est animée par des collectifs de soutien à la Palestine, qui rendent le cortège dense. On y croise des bannières et pancartes d’Urgence Palestine, de la coordination CAPJPO-EuroPalestine, ou quelques rares de Palestine vaincra, dont le Conseil d’État a validé la dissolution fin février. « Que direz-vous à vos enfants ? », « Israël assassin, Europe complice, Macron complice » scandent les manifestants.
Installée sur une volée de marches, en surplomb, Salima les observe. « La France n’est pas à la hauteur », soupire cette manifestante à la voix claire et au regard droit. « On nous criminalise quand on porte un keffieh, que l’on dit « Libération de la Palestine », « La Palestine a droit a sa résistance, a ses terres ». Il y a eu des amendes, des gardes à vue, des jugements… C’est une catastrophe. »

Salima est venue accompagnée de sa fille, Meliya. « Je ne suis pas d’accord avec le racisme, le fascisme et le sionisme ! », déclare la jeune fille de 12 ans, lorsqu’on lui demande pour quelle raison elle est venue elle aussi participer à la marche. À la télévision, sur les réseaux sociaux ou même à l’école, « si on a pas la même religion ou pas la même couleur de peau, on nous traite différemment », s’attriste la jeune fille.
Les grands-parents de Meliya – les parents de Salima – sont d’anciens résistants algériens du FLN (Front de libération nationale). « Je porte cet honneur. Mon père nous a toujours appris à ne pas nous taire », sourit Salima. « Dans les années 80, c’était plutôt : tais-toi et courbe l’échine… Mon père, lui, nous répétait : on respecte les autres ; mais les autres aussi doivent nous respecter ! »
Salima reste marquée par un incident qui l’avait laissée muette, il y a quinze ans de cela, avec une employeuse. Lors d’un entretien d’embauche, celle-ci l’avait interrogée sur ses origines et demandé si elle faisait le Ramadan – arguant que l’entreprise « n’accepte pas le prosélytisme ». « Jusqu’à aujourd’hui, je regrette de ne pas lui avoir répondu », confie Salima. Alors quand il y a trois mois, un représentant du personnel lui a fait une réflexion raciste à son travail, Salima ne s’est pas laissée faire, cette fois. Et a haussé le ton.
Reste que de plus en plus, « les gens se sentent légitimes, décomplexés. Parce que sur les chaînes d’info en continu, l’islam c’est l’ennemi », soupire Salima. « Il pleut ? C’est la faute des musulmans. Il n’y a plus d’oeufs ? C’est la faute du Ramadan… Heureusement que l’on a de l’humour, franchement. ». Sa fille aînée, cependant, trouve l’atmosphère irrespirable. À 16 ans, la grande soeur de Meliya envisage de quitter la France, fatiguée de l’islamophobie omniprésente.
Soutien du mouvement étudiant
Plus loin, en milieu de cortège, Nour, étudiante, tient haut un drapeau de la Kanaky. « Il faut rendre visible toutes les luttes ! » Elle est inscrite, comme Emma*, à La Sorbonne. La seconde jeune femme marche à ses côtés, et introduit : « aujourd’hui on voit le colonialisme de manière très visible en Palestine. Mais il faut rappeler que, même si ce sont des passés très différents, il y a des mécanismes similaires à l’oeuvre dans les territoires dits d’outre-mer aujourd’hui en France, qui restent des territoires colonisés ».
Toutes deux sont venus rejoindre le cortège inter-facs et représenter le mouvement étudiant pour la Palestine. Leur université, comme des dizaines d’autres en France, est aussi animée en ce moment par des mouvements contre les coupes budgétaires dans l’enseignement supérieur. Ces dynamiques peuvent « créer un bon lien » avec le mouvement étudiant pour la Palestine, croit Emma. Ce n’est pas l’avis de Nour, qui esquisse une moue : elle trouve que la mobilisation étudiante s’essoufle, par rapport au premier semestre.
Elle alerte aussi sur la « normalisation » de la parole d’extrême-droite dans les jeunes générations. « Parmi les gens de mon âge, j’entends beaucoup de choses qui avant ne passeraient pas ; mais aujourd’hui, ils assument. J’ai l’impression qu’ils ont grandi dans ce climat de haine contre l’autre, contre l’étranger. Les débats sont très fermés », déplore-t-elle.

La tête de cortège atteint la place de la Bastille. Au devant, les mineurs isolés du collectif de Belleville et leurs soutiens. Il y a quelques jours, le 18 mars, ces jeunes ont été expulsés par la force de la Gaîté Lyrique, lieu culturel parisien qu’ils occupaient depuis décembre. « On a compris que c’est en faisant ce genre d’actions que l’on obtenait des solutions. Quand tu es un immigré ici, tout ce que tu obtiens, tu l’arraches », défendait Abdoulaye, l’un des jeunes de ce collectif, auprès de Rapports de Force. Aujourd’hui, l’un d’eux fait tourner une cagnotte auprès des passants.
Au même moment, des CRS menacent de nasser le reste de la foule arrivant sur la large place de la Bastille. La BRAV-M se déploie, moteurs vrombissants, dans un boulevard adjacent. Bien que la manifestation se soit majoritairement déroulée dans le calme, la Marche des Solidarités dénonce dans un communiqué paru ce samedi soir le fait que, « malgré les garanties données en amont par la préfecture, la tête de cortège ait été matraquée et gazée à plusieurs reprises par la police, s’en prenant aux collectifs de sans-papiers et aux mineur.e.s isolé.e.s de la Gaîté Lyrique ».
*Le prénom a été modifié afin de respecter l’anonymat de l’interlocutrice
Crédits photos : Rapports de Force
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